« Les lumières de la salle s’éteignent, les murmures refluent,
les spectateurs toussent comme si eux aussi avaient besoin
de s’éclaircir la voix, le silence se fait…C’est maintenant, il faut y aller. »
(Changer de peau)
Siobhan McKenna (se dit « Chevonne » – que ceux qui entrent en orthographe gaélique irlandaise abandonnent tout espoir) était une actrice réputée dans le théâtre dublinois du milieu du siècle dernier, et plus tard à Londres, New York... Elle est morte en 1986. Au cinéma elle a joué dans « Le docteur Zhivago », mais sa réputation s’est faite au théâtre. Etait-elle célèbre ? Les critères pour le mesurer n’existaient pas alors (nombre de suivants Twitter ou de couvertures de « Gala »). Par respect, n’ayons pas recours à la méchante formule suisse sur Johnny Halliday, dit être « mondialement célèbre en France ». Les Irlandais sont de toute façon rétifs à la célébrité : en gagnant le prix Nobel, le poète Seamus Heaney a été adoubé moqueusement « Famous Seamus ».
Son plus grand rôle était celui de Jeanne d’Arc dans « Sainte Jeanne » du dramaturge irlandais (encore eux !) George Bernard Shaw. Elle l’a joué d’abord dans sa propre traduction gaélique, et a été invitée à le reprendre en anglais pour le Gate Theatre de Dublin. Elle apportait un éclairage visionnaire à cette analyse souvent ironique de la Pucelle. C’était un triomphe.
Cette production, venue à Belfast pour deux semaines, a joué à guichets fermés dans le « Grand Opera House », théâtre d’un style orientaliste exacerbé, tourelles et pinacles en émeute sur le toit, velours rouge, tentures à frange et moulures dorées à l’intérieur, les loges de chaque côté de la scène appuyées sur des têtes d’éléphant. Manquant d’éléments de comparaison, je prenais cette exubérance décorative pour l’ordinaire d’un théâtre.
A mi-saison Siobhan McKenna, née dans une famille nationaliste et irlandophone de Belfast, et peut-être piégée par une question de journaliste, a déclaré son opposition à la partition de l’île depuis 1922. Des Unionistes se sont hérissés contre cette mise en question de l’union du Royaume et ont exigé l’annulation de la seconde semaine.
Etudiant originaire de la communauté unioniste, et peu concerné par ce conflit pourtant existentiel pour le coin du monde que j’habitais, j’étais plus interpellé par la tentative de censure. J’ai proposé autour de moi l’écriture d’une lettre collective à la presse pour défendre la liberté d’expression. L’apathie de la réaction était à la mesure de la faiblesse avec laquelle je défendais mon propos. « A quoi ça servirait ? » a dit une amie (qui s’est engagée plus tard dans une action éducative parmi les prisonniers politiques). Mais ce piètre élan a marqué l’éveil timide d’une conscience politique. Je commençais mon apprentissage de renégat.
Puis j’ai vu « Sainte Jeanne ». L’intensité flamboyante de Siobhan McKenna a illuminé des parties de moi jusqu’à là accroupies dans leur obscurité primitive. A la fin, Jeanne, réhabilitée après avoir été brûlée, est réapparue mais, frustrée par la réaction frileuse à sa proposition de revenir sur terre, a levé son visage vers le ciel. Un projecteur créait un puits de lumière entre elle et l’au-delà. Elle s’est écriée « Dieu qui as fait cette belle terre, quand sera-t-elle prête à recevoir tes saints ? Combien de temps, oh Seigneur, combien de temps ? » Ai-je été sensible au ton railleur de Shaw ? Même pas. Il a allumé un idéalisme prêt à prendre feu. Je marchais vers le bus qui me ramènerait à la maison, éveillé par la volonté de consacrer ma vie à une cause : il s'agirait moins de promouvoir le progrès politique et social que d'augmenter la splendeur aveuglante de l’univers. Siobhan et Jeanne me l’avaient révélée : le reste suivrait.
Martine Besset écrit:
RépondreSupprimerLe narrateur de La recherche du temps perdu, après avoir arraché à ses parents l’autorisation d’aller au théâtre admirer la Berma dans Phèdre, anticipe pendant des semaines l’intensité du plaisir qu’il en aura, et, le jour de la représentation, est confronté à la déception: il ne reconnaît pas d’emblée l’actrice parmi les comédiennes présentes sur le plateau, il ne comprend pas ce qu’elle dit, il trouve son débit monotone et trop rapide…
Le jeune Irlandais du texte de DM n’attend peut-être pas autant de sa première confrontation avec la réalité d’une actrice précédée de sa légende, et pourtant il y trouve bien davantage : une raison - même provisoire - de vivre.
Le théâtre est plein de surprises, et ne donne pas toujours ce qu’on attendait de lui. De la catharsis antique jusqu’aux théories les plus modernes, il n’a pas cessé d’être l’objet d'études savantes, destinées à cerner son effet mystérieux sur les spectateurs. Pour notre jeune Irlandais, ce fut un effet d’étincelle : le désir était déjà là, peut-être l’ignorait-il encore lui-même, et la conjonction de trois voix, celles de Jeanne, de Siobhan McKenna, de George Bernard Shaw, l’ont embrasé, au point de le rendre si impérieux qu’il devient le but de son existence. Et quel but : « augmenter la splendeur aveuglante de l’univers » !...
La personne réelle de Siobhan, et sa prise de position politique, avait permis déjà l’éveil d’une timide revendication de liberté ; mais c’est l’art de l’actrice qui a révélé au jeune homme la cause qui allait être la sienne : une révélation au sens photographique du terme, puisque quelque chose était déjà là, qui ne demandait qu’à surgir.
Ce n’est pas le spectacle de la réalité qui nous apprend la vérité : le théâtre, et plus généralement l’art et la littérature, nous en parlent beaucoup mieux.