18/04/2016

La croisée des chemins

Martine Besset

« Nous redescendions, ma mère, mon frère et moi, vers la ville »
 (Des mots pour ne pas le dire)


Elle venait de boire son café, et rinçait sa tasse  sous le robinet de la cuisine, quand le souvenir de l’émotion de la veille vint interrompre son geste, lui serrant à nouveau la poitrine.

La veille au soir elle était rentrée à pied, à la nuit tombée, en compagnie de son fils, qui rentrait d’une excursion scolaire. Il lui racontait sa journée tandis qu’ils marchaient côte à côte le long des trottoirs mal éclairés : c’est peut-être cette obscurité inquiétante, propice à toutes les peurs remontées de l’enfance, qui poussa soudain le garçon à saisir la main de sa mère, et à la serrer comme lorsqu’il était un petit gosse haut comme trois pommes, et qu’ils ne concevaient ni l’un ni l’autre de marcher autrement de par les rues ? Bizarrement émue par ce geste qu’il n’avait plus eu depuis longtemps, elle le fut encore plus par la sensation qui l’envahit alors : cette main dans la sienne, ce n’était plus la main ronde et potelée du petit garçon d’autrefois, mais une main longue, déjà un peu osseuse, une main déjà masculine, pas encore celle d’un homme, non, mais une main dont l’enfance avait disparu, que l’adolescence commençait à façonner, et dont le dessin annonçait le corps que son fils  aurait demain.

En refermant le robinet au-dessus de l’évier, elle comprit que son trouble venait de là : son fils n’était plus un enfant, et elle n’avait pas vu venir la transformation. Comme si une brusque inflation du temps l’avait transportée trop vite dans un avenir qu’hier encore elle croyait si lointain. Ce n’était pas que le temps ait passé si vite qui la bouleversait, c’était qu’il ait passé : qu’il soit derrière elle, irréversiblement, et qu’une partie de sa vie ait pris fin, sans qu’elle ait eu conscience de cette étape, dont elle aurait voulu profiter jusqu’à la dernière seconde.

Elle avait été enceinte, avait accouché, pouponné, accompagné les premiers regards, les premiers pas, les premiers mots. Toujours la tête dans le guidon, sans avoir le temps ni l’énergie de se décaler juste ce qu’il aurait fallu pour être la spectatrice émerveillée de tous ces miracles. Maintenant c’était trop tard, ils ne reviendraient plus jamais.

Etonnée d’être aussi bouleversée, elle se servit un autre café, qu’elle but devant la fenêtre, les larmes aux yeux.

Son fils dévala l’escalier, un sac de sport sur l’épaule. Il lui planta un baiser désinvolte sur la joue – mon Dieu, c’est vrai qu’il était grand, elle aurait juré qu’hier encore il ne l’était pas autant ! –, lança qu’il serait de retour vers dix-neuf heures, peut-être plus tard s’il allait traîner avec ses copains. Elle faillit lui demander de téléphoner si c’était le cas, et se retint : non parce qu’il le faisait toujours, mais parce qu’une sorte de révolution copernicienne venait de survenir, lui conférant un nouveau statut, qui ne justifiait plus qu’elle se comportât avec lui comme elle le faisait hier encore.

Il claqua la porte d’entrée et fonça dans la rue avec l’énergie de son âge. Elle se retrouva seule dans la cuisine, et prit brusquement conscience que ce serait de plus en plus souvent le cas, qu’il faudrait passer à autre chose, trouver une nouvelle façon de vivre ensemble, réajuster la distance entre eux. Est-ce que cela se ferait tout seul ? Est-ce que ce serait le résultat de négociations, de compromis, la source de conflits répétés? Y était-elle prête ?

Le jour était venu où elle comprenait qu’il lui faudrait un jour vivre sans lui, que ce jour était proche, et que son fils y était sans doute mieux préparé qu’elle.

1 commentaire:

  1. Je révélerai un secret de fabrication de l’Atelier MB (« Ecrits en tout genre – nous jouons aussi la comédie »). L’auteur-comédienne a confié que « Quand j’écris « je » ce n’est pas moi. » Alors tout en sachant qu’elle est mère, qu’elle a un grand fils, il ne faut pas conclure qu’elle raconte ici une histoire familiale. Et pourtant…
    Reconnaît-elle ainsi l’impossibilité de reproduire une réalité en écriture au moyen de mots qui ont chacun son mot à dire sur la traduction de faits en symboles ? Ou tient-elle au caractère fictif de la première personne afin de garder sa liberté de création ?
    Peu importe, au fond, sauf à ceux qui auraient une curiosité personnelle à son égard (ou qui écriraient sa biographie plus tard, en cherchant des indices dans ses écrits).
    Et pourtant… Il est aussi possible de penser qu’un auteur est véritablement non seulement le « je » auquel il a recours, mais tous les autres personnages aussi. Il y aurait une foule de « je » qui se bousculent quand « on » écrit. Décrire sa propre lumière et sa propre noirceur, telles que le monde les reflète : qu’y-t-il d’autre à faire en écrivant ?
    Ces considérations sur les identités ne doivent pas cacher le propos fondamental de ce texte, qui est de transmettre des observations. Le critique américain Edmund Wilson parle du « choc de la reconnaissance » pour exprimer le mouvement intime qui a lieu lorsqu’un lecteur retrouve ou découvre ses propres sensations dans des mots écrits par quelqu’un d’autre. Une image évoquée dans un texte peut éclairer quelque chose resté obscur, lui conférer une intensité ou une beauté inattendue. C’est une des grandes jouissances de la lecture. La conscience s’agrandit. C’est la fonction morale de l’écriture.
    Au cœur de cette histoire se trouve l’observation, celle qui donne du sens à tout le reste, que « cette main dans la sienne, ce n’était plus la main ronde et potelée du petit garçon d’autrefois, mais une main longue, déjà un peu osseuse, une main déjà masculine, pas encore celle d’un homme, non, mais une main dont l’enfance avait disparu, que l’adolescence commençait à façonner, et dont le dessin annonçait le corps que son fils aurait demain. » Dans ces détails physiques prend vie toute une histoire, au passé comme à l’avenir. Le lecteur ne connaît pas tous les faits, mais les émotions feront désormais partie de sa conscience, serviront de guide sur son itinéraire.

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