14/06/2016

Vie(s) de château

Martine Besset

 « Je commençais mon apprentissage… »
(Les éveils)


Quelque part en Anjou, au cœur d’un parc cerné par la forêt, se dresse un château du dix-huitième siècle, coiffé d’ardoise, flanqué de quatre tours d’où l’on peut apercevoir le Loir qui paresse entre les arbres. Il abrite des souvenirs précieux de mon enfance et de ma jeunesse.

Au milieu du siècle dernier, il était la propriété de la commune d’A…, membre éminent de ce qu’on appelait alors la banlieue rouge de Paris. Ces municipalités communistes, réélues confortablement tous les six ans, affichaient une grande prodigalité dans leur politique sociale à destination de l’enfance. Elles avaient acquis ou construit, au bord de la mer, à la montagne, à la campagne, des domaines immenses devenus des colonies de vacances. Les enfants des villes ouvrières, nés au cours des années d’après guerre dans des familles nombreuses et désargentées, vivaient dans des logements exigus et sans confort, et ne quittaient jamais leur quartier : il fallait leur proposer de l’air pur, de l’espace, de la nourriture saine, et les faire goûter aux joies de la vie collective.

J’ai fait partie de cette population de petits citadins pâlichons, chouchoutés par des édiles admirateurs des camps de pionniers soviétiques. A peine arrivés à la colo, nous étions priés de remiser nos effets personnels, et affublés d’un uniforme peu seyant : une chemisette écossaise et un short bleu marine, garants qu’aucun signe de disparité sociale ne viendrait ternir notre parfaite égalité d’apparence. On nous gavait de viande rouge, de marches dans la nature, de jeux en équipes, toutes choses placées sous le signe du partage, de la vie saine, et de la bonne camaraderie. En promenade, nous chantions « Kalinka » ou « Ohé vieux Joe », des chants dont nous n’avons compris que bien plus tard le sens et l’origine. Les jours de pluie, nous faisions des travaux manuels au rez-de-chaussée du château, ou nous écrivions à nos familles : c’était un temps où une correspondance fréquente rassurait les parentèles.

J’ai fréquenté la colo du château lors de toutes les vacances de Pâques, pendant plusieurs années, mais également chaque printemps, ma constitution maigrichonne, et une cuti virée quand elle n’aurait pas dû, me vouant aux redoutables « colonies sanitaires » : deux mois au grand air pour se refaire une santé, école le matin, sieste et activités de pleine nature l’après-midi après le goûter sous le grand séquoia.

Deux mois, c’est affreusement long quand on a huit ou dix ans. Mais ce temps dilaté a été ma première expérience de la vie loin de ma famille, de quelques amitiés durables, et de l’écriture. Nous étions invités à coucher sur le papier la chronique de nos journée : les meilleurs textes paraissaient dans le journal édité par la section du parti communiste de notre département, dans la rubrique « Des nouvelles de nos colos », faisant monter le chiffre des ventes et rosir de fierté les parents concernés. Ma prose était souvent choisie…Et puis j’aimais cet endroit : ce château rose et gris, ces prairies démesurées, le calme de la rivière au bord de laquelle nous allions pique-niquer, les courbes douces du paysage.

Plus tard, quand j’en ai eu l’âge, et que la nécessité de gagner un peu d’argent pendant les vacances s’est fait sentir, je suis devenue monitrice dans cette colonie. Ces prés, ces bois, ce château, les villages alentour, m’étaient devenus un décor familier que je retrouvais chaque fois avec plaisir. Au cours d’un été, j’y ai connu mes premiers émois amoureux avec un autre moniteur, émois auxquels le retour à la vie civile n’a permis qu’une suite épistolaire…Puis j’ai fait des études, j’ai entamé une vie professionnelle et conjugale, j’ai découvert et aimé d’autres régions, d’autres paysages : je ne suis pas retournée au château. Parfois, passant dans la région, je ressentais l’envie de m’y arrêter, sans lui donner suite. Il m’arrivait de penser à ce lieu comme au domaine mystérieux où Augustin Meaulnes croisa Yvonne de Galais: un « pays perdu », désormais introuvable malgré la netteté de mes souvenirs. C’était après tout le lieu de quelques initiations d’importance, dans le cadre paisible de la douceur angevine.

L’été dernier, passant à quelques dizaines de kilomètres, j’ai fait le détour. A l’entrée du parc, à la place du fier portique arborant en lettres peintes « Colonie de vacances de la ville d’A… », un panneau annonçait une propriété privée et une interdiction d’entrer. Je suis entrée quand même, décidée à ne rebrousser chemin que si l’on lançait un chien à mes trousses. Mais le parc était désert …Nous avons garé la voiture devant l’escalier du château. Rien, absolument rien,  n’avait changé. Il ne manquait que les cris et les rires des enfants en chemisette écossaise… Une dame élégante s’est avancée vers nous, s’enquérant de l’objet de notre visite avec un fort accent étranger. Je lui ai raconté en quelques phrases le château de ma jeunesse…Elle nous a autorisés à nous promener dans le parc, s’est excusée de ne pouvoir nous faire entrer à l’intérieur. J’ai parcouru les pelouses vides, les allées silencieuses, retrouvé le grand séquoia, embrassé du regard l’élégant manoir que je ne reverrais sans doute plus. Avant de partir, j’ai pris quelques photos, que j’ai envoyées le lendemain à mon amoureux d’autrefois, croisé à nouveau quelques années auparavant grâce à un site Internet.

Cinquante ans avaient passé, une éternité…

1 commentaire:

  1. Quand je mourrai, j’entraînerai une population entière dans ma chute. Deux populations même.
    D’abord périront les représentations que je me suis faites de tous ceux que j’ai croisés, connus, admirés, méprisés, aimés ou haïs. Ils n’auront existé pour moi que par ce qu’ils auront déposé, en une fois ou couche par couche, sur mes yeux, dans mes oreilles, parfois à travers mon corps, à classer ensuite dans ma mémoire. Tous mourront avec moi. Leur réalité ? Je me serai seulement raconté une histoire sur chacun, faisant jouer mon sens de l’observation, mes fantasmes, impressions, perceptions et méprises, mes humeurs.
    Comme celles-là, disparaîtront la population des images que j’ai formées de moi-même. La personne que je suis m’accompagne ombrée de la façon dont je me représente, par les souvenirs que j’attache à elle, souvenirs biaisés, confus et confondus, modifiés par les impératifs vitaux, par le passage déformant du temps, et par le besoin de me protéger, parfois m’abaisser. Seules touchent à la réalité des restes de souvenirs sensuels, sensibles apportés par l’odorat, le toucher et l’ouïe, et creusés dans le corps,.
    MM emploie souvent le « je » dans ses écrits, en admettant que ce n’est pas toujours « elle ». Cette fois je sais, par source secrète, pas si secrète que ça mais tout de même, qu’elle est « je ». Entendons-nous : elle ne modifiera pas sciemment ses représentations d’elle-même. Elle « traduira » en évitant de « trahir ».
    Ainsi, elle revient à ses souvenirs d’une des colonies de vacances somptueuses appartenant aux banlieues communistes de l’époque. La nature, l’amitié, l’éloignement de la famille, l’écriture, et puis des émois (à l’origine d’un autre de ses écrits pour l’Echange) : ce domaine romantique – elle parle du Grand Meaulnes – a un air de lieu initiatique.
    Le lecteur arrive chargé de ses propres préoccupations. Je n’ai jamais été communiste, car mes élans me transportaient loin de ce que je voyais comme la rigidité mortifère soviétique, vers les idéaux antiautoritaires et poétiques de l’anarchisme. Mais au moints cet écrit remet en mémoire un temps où le choix politique entre la droite et la gauche était clair. D’un côté, les intérêts économiques capitalistes, de l’autre les intérêts sociaux socialistes. Souvenir nostalgique, alors que le capitalisme n’est plus un choix politique mais une donnée acceptée comme immuable. La droite triomphe, la gauche incorpore le système dans ses valeurs sans frilosité.
    La politique dans un échange de textes littéraires ? Ce ne sont que mes représentations de ces notions. Elles aussi périront avec moi.

    RépondreSupprimer