« Vêtements quelconques, blouson marron,
pantalon gris...» (Fragment sur le tard)
Je suis vêtue d’un chemisier bariolé, d’une jupe couleur serpillière, et de chaussures qui ne dépareraient pas la garde-robe d’une bonne sœur. En temps ordinaire, je préfèrerais mourir que de me montrer ainsi affublée…Mais nous ne sommes pas dans la vraie vie : je suis comédienne, et j’entrerai en scène dans quelques minutes, dès le début de la pièce.
Ce quart d’heure qui me sépare du moment où le rideau s’ouvrira est une sorte d’entre-deux où les usages et comportements habituels n’ont plus cours. Un sas entre la vie ordinaire et le temps de la représentation, que je parcourrai en sens inverse dans une heure et demie, et dont la traversée est jalonnée de rites étranges, de somatisations diverses, de gestes de conjuration : une série de symptômes temporaires, mais envahissants, voire invalidants.
Entrer en scène, c’est se jeter dans l’arène : aucun combat ne s’y jouera, certes, mais tous les regards convergeront vers moi. Le nombre ne fait rien à l’affaire : que quinze spectateurs soient présents, ou trois cents, c’est la même chose. Ils sont là, dans l’obscurité, monstre silencieux dont je ne vois pas les mille yeux, qui se repaissent du spectacle de mon corps exposé en pleine lumière, dont chaque geste, chaque pas, chaque mimique, sera vu, observé, guetté. Alors, comme beaucoup de mes semblables, je m’offre ce réconfortant plaisir solitaire : je les épie, jouissant de les voir sans être vue, par un minuscule accroc du rideau de scène, sorte de revanche a priori sur eux qui dans un instant me dévoreront des yeux sans que jamais je puisse soutenir leur regard. Certains sont déjà assis, parlant avec leur voisin, ou silencieux, dans cette attente un peu fébrile d’un spectacle qu’ils ont choisi, et dont ils espèrent qu’ils en auront pour leur argent. D’autres arrivent, cherchent une place, interpellent une connaissance. Il arrive que j’en reconnaisse quelques-uns, et mon estomac se serre : ah, elle, il ne faut pas la décevoir, et lui, qui trouve à redire à tout…
Une brusque colique me précipite aux toilettes ; la plupart des théâtres bien équipés ont pensé à en équiper les loges, sachant la fragilité intestinale de ceux qui monteront sur scène ; mais lorsque l’on joue dans les salles des fêtes de villages, voire dans des lieux insolites, la question peut prendre des proportions dramatiques.... Bien sûr, les lieux sont occupés : un camarade en sort, et nous échangeons un sourire de connivence navrée. Ce sera une fausse alerte, naturellement, mais permettra de prévenir une des hantises de l’acteur : que sa vessie lui rappelle son existence au beau milieu d’une scène…J’en suis sûre, même ceux qui endossent les rôles les plus sublimes, Phèdre, Cyrano ou Bérénice, les habitués des plus beaux alexandrins de la langue française, ont, dans les coulisses, des préoccupations on ne peut plus terre à terre…
Je vérifie pour la dixième fois mon maquillage dans le miroir qui surplombe le lavabo : trop appuyé, sûrement, dans cette lumière blafarde, mais sur scène, sous les projecteurs, il faudra bien ça…
Je jette un coup d’œil à mes camarades. L’une arpente l’étroit espace entre le pendrillon de fond de scène et le mur, se récitant sans doute mentalement la tirade qui lui pose problème ; l’autre, livide, est assis sur une chaise, les yeux clos sur son angoisse ; un troisième colle aux basques de tous ceux d’entre nous qui veulent bien l’écouter, pour dire des niaiseries sans autre intérêt que celui de faire reculer la peur ; une autre s’astreint à des exercices de respiration et à des étirements des zygomatiques. Chacun a sa méthode, efficace ou pas, pour tenter de gérer au mieux cette panique qui ne demande qu’à nous submerger tous. Et qui nous transforme, quelques minutes durant, en pauvres loques obsessionnelles dont nous rirons après le spectacle.
Je connais des comédiens qui ont abandonné le théâtre à cause de ce quart d’heure-là. Trop dur, trop violent, trop souvent…
Nous, aujourd’hui, nous sommes là. Maintenant, nous ne pouvons plus reculer. Dans quelques minutes le rideau s’ouvrira. Nous nous rapprochons les uns des autres, pour nous réconforter, nous donner un peu de courage, ou peut-être, pour les plus pervers d’entre nous, constater que certains paraissent encore moins brillants que nous. Nous échangeons le « merde » traditionnel, nous gardant bien, surtout, d’y répondre, les plus cartésiens devenant superstitieux dans ces moments-là, nous nous sourions bravement. Les lumières de la salle s’éteignent, les murmures refluent, les spectateurs toussent comme si eux aussi avaient besoin de s’éclaircir la voix, le silence se fait…C’est maintenant, il faut y aller.
Je m’élance sur un fil tendu au-dessus du vide, mais la scène est solide sous mes pieds, la chaleur des projecteurs m’accueille comme un bon feu en hiver, la peur qui me nouait le ventre s’envole avec la première réplique, ma voix que je croyais tapie au fond de mon gosier me surprend par sa clarté: je suis en scène, quel plaisir !…
Denis Mahaffey écrit :
RépondreSupprimerFastoche, dirait-on : une comédienne décrit le trac du dernier quart d’heure avant le lever de rideau. Simple rappel de caractéristiques et symptômes, allant de l’inconfort esthétique du costume de scène à la colique indicatrice de l’étendue des affects. Le lire fera froid dans l’estomac de toute personne qui s’est livrée au regard des autres, réellement ou dans son imagination, isolé sur une estrade, derrière une table ou au-delà d’une fosse d’orchestre.
C’est ce qu’elle écrit. Cependant elle m’a confié une fois qu’elle ne souffre pas trop du trac, sur un ton qui laissait entendre qu’elle en souffre peu. Aurait-elle donc mis en mots, non ce qu’elle a vécu mais ce qu’elle a observé ou imaginé ? De toute façon, même si un auteur entend traduire avec précision une réalité, les mots sont toujours indisciplinés, se croyant plus aptes à toucher à la vérité si l’on leur fait confiance, au lieu de les écraser au nom de la cohérence et la logique. Ils ont raison !
Mais peut-être qu’en disant qu’elle ne souffrait pas trop du trac, le conjurait-elle ? J’ai vécu un tel quart d’heure avec elle, certes avant une lecture plutôt qu’un spectacle, où la mémoire passe chaque fois son oral et qui fait entrer en jeu tout le corps. Cependant lecture comme spectacle poussent le lecteur et l’acteur dans l’arène, où la foule les regardera face aux fauves, jugeant de leur combativité, baissant le pouce à la moindre défaillance (pensent-ils, le lecteur autant que l’acteur !). Nous étions assis à côté de la scène, là où les spectateurs pouvaient nous voir en prenant place. Moi, habituellement agité du vocal comme du corporel, j’avais trouvé une immobilité peut-être artificielle mais efficace et calmante. Sur l’autre chaise l’auteur faisait de petits mais fréquents mouvements des pieds et des mains. Je n’ai rien dit, alors ou plus tard, car nous produisions tout de même une bonne impression d’attendre tranquillement d’entrer en scène. Avait-elle le trac ?
A lire « Changer de peau » (beau titre : on change de surface, non pas d’intérieur), je prends plaisir aux phrases de quelqu’un que je connais – je ne connais ni Le Clézio ni Alexievitch et les lis différemment – en me posant de telles questions sur ce qui a pu inspirer et influencer ses choix d’écriture, ses intentions.
Et que je « croie » ou « ne croie pas » à la nature autobiographique du texte, je me réjouis de lire « Je suis en scène : quel plaisir ! »