01/03/2016

Des mots pour ne pas le dire

Denis Mahaffey

« Mille sabords, l’enfance revenait ce matin
 avec des bottes de sept lieues ! » (Les deux font la paire)

J’ai été élevé dans un pays où des croyances apprivoisaient nos peurs existentielles. Croyances générées par les origines de l’Irlande, son histoire, sa religion, aussi par ses brumes et brouillards, ses paysages qui invitent et rebutent, attirent puis piègent. Nées surtout de la voracité de ces gens pour des histoires qui traduisent des réalités insaisissables. Sur une île ces croyances tournent en un lent tourbillon, sans perdre leur force. La peur réelle se love dans les interprétations. Nous nous faisons peur pour avoir moins peur.

La femme à la poêle

Nous descendions, ma mère, mon frère et moi, vers la ville déjà zigzaguée par les éclairages de rue. Au bord du chemin devant nous une femme criait. Elle était grande, elle avait un chapeau noir et dans la main gauche elle brandissait une poêle. Nous devions la croiser en passant.
Etait-elle folle ou soule ? Je ne me posais pas la question. Pour moi elle portait toute la force de la malveillance qui attendait au coin d’une rue mal éclairée, au tournant de l’escalier, derrière la vitre quand je tirais le store.
Pouvions-nous revenir sur nos pas ? J’aurais tout donné, même la vie, pour l’éviter, elle et le sort, pire que la mort, qu’elle pouvait jeter sur nous. Ma mère a avancé, nous sommes passés, elle nous a inclus dans ses imprécations mais sans plus. Nous ne nous sommes même pas pressés, sauf pour terminer cette trop longue promenade où la nuit nous avait surpris.

Bogeyman

Chargée parfois de nous coucher, ma grand-mère avait une recette miracle. « Si tu montes pas vite, le Bogeyman te chopera. » Bogeyman ? Sans rien savoir de lui, je savais ce dont il était capable : après le sournois enlèvement dans l’escalier, de détruire en ne laissant survivre pour l’éternité que la peur qu’il faisait. Ailleurs, je ne le savais pas, il s’appelle Croquemitaine, El Coco. Au Limbourg néerlandais il est Boekel, un ventre avec un visage monté sur deux jambes.
A quoi ressemble notre Bogeyman irlandais, Alploochra ? Comment savoir puisqu’il se cache dans un flou nocturne même en plein jour ? Juste au moment de vous happer le voit-on un instant : rien ne le distingue, sauf qu’il n’a pas d’yeux.

Les pierres

Chez une cousine de campagne, j’entends parler de mégalithes perdus dans le pays et nous partons à leur recherche. Nous frappons à la porte d’une ferme. « Ah, les pierres » répond la femme qui l’ouvre. « Là-haut, au milieu du champ. » Ne gênent-elles pas pour la culture ?  « On n’a pas le droit d’y toucher. » C’est un monument classé ? Elle sourit, jette un regard en coin, consciente que, devant quelqu’un d’« instruit », elle brave le ridicule : « C’est pas ça ; ça apporterait malheur. » Derrière elle, l’écran de télévision frémit.

Changement de lieu

En me dévêtissant pour la nuit, je pense parfois que, quand ma tête ressortira de mon maillot de corps, je peux me trouver dans une chambre inconnue.

Une chambre de jardin

Rentré au pays en plein tourment, je dors dans ma chambre d’enfant en bout de maison, presque dans le jardin. Le tonnerre grogne, et j’attends une incursion meurtrière de l’IRA. L’effroi, qui surgit quand la peur n’a plus de mythe, me glace.

Le génie

Parce que je n’ai pas résolu la peur qu’elle m’a inspirée, la femme sur le chemin de montagne a grandi pour devenir un monstrueux génie irlandais, une géante dont la chevelure se confond avec les nuages, son chapeau un vaisseau spatial délabré par le long voyage entrepris pour étouffer notre constellation, les fausses perles de ses épingles de chapeau clignotant en feux d’atterrissage. Ses jambes – ah, ses jambes ! – plongent jusqu’au centre de la Terre, les pieds plantés dans le magma en fusion, là où notre création a commencé et notre destruction s’achèvera.
Ainsi elle me terrifie et me protège.


1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    Je connais une petite Lily qui, à cinq ans, n’acceptait de regarder le dessin animé de Walt Disney « La belle au bois dormant » que si un adulte s’asseyait à ses côtés. « J’ai trop peur de la sorcière », disait-elle, et lorsque celle-ci apparaissait à l’écran, Lily se serrait contre l’épaule accueillante, saisissait la main rassurante. Quel délice ce devait être, d’avoir peur tout en sachant que la sorcière ne quitterait pas l’écran, et que le canapé, la maison tout entière, la présence de sa famille autour d’elle, la protégeaient de la férocité du monde !
    Les personnages terrifiants des contes continuent leur vie à travers les siècles, leur pouvoir est inchangé malgré l’évolution des mœurs et des techniques. Je pense à une planche de Claire Brétécher où l’on voit deux petits enfants, avachis au fond d’un canapé, regarder avec indifférence les horreurs qui défilent sur l’écran d’un téléviseur : scènes gore, actualités sanglantes…Lorsque passe « Le petit chaperon rouge », et qu’apparaît le loup, les deux bambins terrifiés se blottissent l’un contre l’autre en hurlant …
    Les monstres s’appellent Maléfique, Carabosse, Bogeyman ou Boekel, selon les langues et les pays, mais ils ont en commun de surgir du fond des âges et de continuer à susciter un effroi déraisonnable et délicieux chez tous les enfants à qui on raconte des histoires. Car c’est avant tout le récit qui assure leur survie, qui entretient leur existence dans l’imaginaire des enfants grands et petits. Le mythe vient toucher des peurs ancestrales tapies au fond de notre cerveau reptilien, la peur d’être dévoré, démembré, dépecé, englouti, qui trouvent à s’incarner dans des personnages redoutés. A l’écoute de ces histoires, la peur a un nom, un visage, elle est apprivoisée, mise à distance, surtout si maman ou grand-mère ne sont pas loin.
    Mais si, à la place du loup ou de la sorcière, survient l’IRA, Daech, un violeur ou un assassin, alors c’est autre chose qui surgit : le mythe fait place au réel, et la terreur ne peut être jugulée.

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