…une activité solitaire et minutieuse (Trop beau !)
Richard Lenoir
Le soleil brûle comme un acide, son éclat malmène mon besoin de lente accoutumance à ce qui m’arrive. Je descends les marches comme si je plongeais me cacher dans la trouble fraîcheur d’un lac.
Oberkampf
Les entrelacs sur le revêtement de sol du compartiment dessinent un labyrinthe en caoutchouc qui piège le regard. Je m’y perds. Mais je me dois au contraire de me trouver, et je lève les yeux de cette contemplation érémitique, à la recherche de la question pour laquelle je veux trouver la réponse.
Un seul passager est monté. La petite quarantaine, vêtements quelconques, pantalon gris, blouson marron avec chemise orange qui remplit le V déboutonné, baskets d’un blanc grisé avec bandes bleues.
Il insère ses oreillettes, boules quiès pour s’isoler des sons du monde et les remplacer par sa musique. Même me demander quelle musique il écoute me ferait pénétrer dans une enfilade de jugements. Le Métro freine brutalement comme s’il ne voulait pas m’y suivre.
République
Quelle musique quand même ? Criarde, les basses qui pilonnent, un synthé qui rythme machinalement, surmontés d’une voix nasillarde et satisfaite éructant des paroles qui se paient toutes les facilités, toutes, pour hurler l’amour recherché, trouvé, gagné, perdu. Peut-être autre chose, mais ni Bach ni Messiaen, je fiche mon billet.
Il ne donne pas de signe d’écouter, s’alourdit plutôt, les yeux dans le vide, le corps mou. Son visage est aussi banal que la musique que je l’imagine écouter, les traits aplatis, lâches, les yeux niais et en même temps furtifs.
Jacques-Bonsergent
Quatre personnes montent, et il s’éloigne, s’appuyant aux portes coulissantes de l’autre côté. Mes nerfs de provincial frissonnent : et si elles s’ouvraient soudain, précipitant l’imprudent devant une rame surgissant dans l’autre sens ? Cette mort violente imaginée fait revenir la mienne, réelle, mais qui prendra un chemin plus tortueux, que les médecins feront tout pour allonger. Un chapelet de tumeurs entoure mon cou, vient-on de me faire savoir. Une d’elles a décidé d’explorer le voisinage. C’est celle-là qui me tuera. Ou pas.
Mon sentiment de supériorité à cet homme, en pensant à ce j’écouterais (Messiaen peut-être pas, Bach peut-être bien), prend la porte. Mes yeux d’apprenti mourant voient ce qu’ils voient, c’est tout. Ce qu’il fait, comment il est, ne comptent pas. Grâce, éducation, culture, sensibilité, style, goûts ? C’est la naissance, la chance ou l’effort qui les apporte.
Demander plutôt s’il est entouré d’amour, en entoure une famille ? Est-il fidèle à ses amis ? Tient-il à ses frères et sœurs ? Sa femme et lui se touchent-ils encore tendrement ou fiévreusement ? Le reste n’est que la poussière que soulève une vie en passant.
Je me penche pour voir sa main gauche, caché par les passagers. Porte-t-il une alliance ?
Gare de l’Est
Il descend, je reste face à moi-même. Cohérent, je me pose les mêmes questions. Je réponds « Oui », parfois « Oui, quand même ». J’aime, je suis aimé. Mais cela ne cloue pas le bec à l’interrogation de fond : « Telle vie est-elle une réussite ou un échec ? »
Je touche la peau qui recouvre mon chapelet, me mets en face de la fatalité. La mort, assise dans son fauteuil et qui ne se lèvera que pour me prendre la main, balaie les jugements, même sur moi-même, les plus tenaces. Seuls ces jugements empêchent de voir la vérité. Je rendrai un jour l’âme que j’incarne. Comment l’aurai-je traitée en existant ? Tout amour donné ou reçu en dépend. Me suis-je aimé ? Je peux m’appeler « bien-aimé »* ? J’ai réussi ou échoué ? La réponse tremble comme l’air en été au dessus d’une route goudronnée.
Gare du Nord
Je remonte des profondeurs, traverse la grande verrière qui mène aux trains. La lumière ensoleillée m’inonde, me lave, comme elle inonde et lave les hommes et femmes qui pressent le pas dans tous les sens, chacun dans son labyrinthe.
* Fragment sur le tard
Et as-tu obtenu ce que
tu voulais de cette vie, quand même ?
Oui, en effet.
Et que voulais-tu ?
M’appeler moi-même bien-aimé, me sentir bien-aimé sur la Terre.
Raymond Carver (traduit de l’anglais américain)
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerQue fait-on lorsqu’on prend le métro ? On compte les stations et on observe ses voisins.
Et si on prend le métro le jour où l’on vient d’apprendre que l’on va bientôt mourir, on compte aussi les stations, on examine aussi ses voisins, mais on se sent seul comme jamais, et, l’existence venant de se transformer en destin, la banalité des observations se double de morale et de métaphysique.
Nous sommes tous, évidemment, des « apprentis mourants » ; nous oublions pourtant presque tout le temps que nous allons mourir, et qu’il faut s’y préparer. Il faut de violentes intrusions du réel dans notre conscience – un diagnostic médical imparable, une catastrophe naturelle, un attentat, un accident – pour que, brutalement, cette évidence prenne corps et envahisse le nôtre. L’heure des bilans a donc sonné ? Et pourquoi nous, plutôt que lui, tiens, avec sa chemise orange et ses oreillettes ? Comme il a de la chance de ne pas être confronté à ce qui nous arrive ! Et pourquoi la camarde manque-t-elle à ce point de goût, choisissant un amoureux de Bach, plutôt qu’un amateur de ce salmigondis de basses assourdissantes et de paroles niaises!
Face à la seule échéance irréversible, chaque instant compte. Il faut en profiter, en faire quelque chose d’utile, de beau ; il faut aussi se prouver que jusqu’au bout on est encore là, vivant ; et il faut repousser de toutes ses forces le désespoir qui menace. Allez, une station ! Encore un effort, en voilà une autre ! Ça y est, j’y suis arrivé ! Me voilà déjà à la gare, je vais prendre mon train, j’en descendrais, on m’attendra…
Qu’est-ce qu’une vie si le temps de six stations de métro suffisent à en faire le bilan ? Et pourquoi pas, si l’on a enfin compris l’essentiel : avoir aimé, avoir été aimé, s’être aimé soi-même, et savoir que malgré tout on reste tout seul « dans son labyrinthe », sont sans doute des certitudes qui laissent moins démuni, à l’heure ultime.