« …trois fils de fer barbelés… »
La page noire
Il sauta brusquement du lit, et, voyant l’heure, fut au trente sixième dessous : il n’avait pas entendu la sonnerie du réveil, alors qu’un rendez-vous important l’attendait. Il fourragea précipitamment dans son placard et parvint à se mettre sur son trente et un, lui qui d’habitude avait tendance à se vêtir à la six quatre deux. Il freina des quatre fers pour résister à l’envie d’une tasse de café, et s’apprêtait à dévaler l’escalier quatre à quatre quand il s’aperçut que la minuterie ne fonctionnait pas. Il descendit dons les marches à tâtons, les cinq sens en éveil, pour ne pas se retrouver les quatre fers en l’air, déboucha dans la cour ensoleillée où des enfants jouaient à « Un, deux, trois, soleil », ce qui lui renvoya des bouffées d’un passé attendrissant où les trois ours, le jeu des sept familles, le club des cinq, « Vingt mille lieues sous les mers », jalonnaient sa découverte du monde…
Il avait rendez-vous avec sa conseillère de Pôle emploi, qu’il fréquentait maintenant depuis quelques mois. Avec elle il n’y était pas allé par quatre chemins, et lui avait clairement formulé ses désirs : bien sûr il cherchait du travail, et même si son but n’était pas de gagner des mille et des cents, il ne voulait pas des trois huit, ni se saigner aux quatre veines pour gagner trois fois rien, pas plus qu’attendre cent sept ans pour recevoir une proposition sérieuse. Il se fichait comme de l’an quarante du lieu de travail, prêt qu’il était à transporter n’importe où les quelques meubles en sa possession. Ses vieux amis, avec qui il était lié comme les cinq doigts de la main, lui donneraient de l’aide pour déménager. De plus, il était célibataire, et comptait le rester : il venait juste de mettre fin à un ménage à trois voué à l’échec, et n’était pas décidé à rejouer de sitôt à la bête à deux dos, quitte à se passer pour longtemps des délices du septième ciel.
Il admira au passage l’étal de la marchande de quatre saisons, puis s’arrêta devant le kiosque à journaux ; la une de « La Croix » évoquait le récent discours de Monseigneur Vingt-Trois, celle des magazines de sport parlait de formule un et du XV de France, mais le seul sport qui l’intéressât vraiment était le golf à dix huit trous, dont il avait tâté dans le passé. Maintenant, il n’en avait plus les moyens…
Il longea le cinéma d’art et d’essai. A cette heure, il n’y avait encore personne, mais de toutes façons, les films proposés, des vieilleries en noir et blanc dont il se moquait du tiers comme du quart, ne rameutaient jamais plus que trois pelés et un tondu, plutôt du troisième âge… « Cléo de cinq à sept », « Sept ans de réflexion », « Huit et demi », « Les quatre cents coups »…Il ne connaissait rien au septième art, et en règle générale, l’art était à cent lieues de ses préoccupations.
Il s’était contenté autrefois de la scolarité obligatoire en rêvant à la semaine des quatre jeudis, avait été apprenti à sa sortie du collège, chez un patron coupeur de cheveux en quatre à qui il aurait volontiers concocté un bouillon d’onze heures, mais qui lui avait bon an mal an appris correctement son métier. Il avait quitté son dernier emploi parce qu’il se sentait vraiment la cinquième roue de la charrette dans l’entreprise, et ne supportait pas que son supérieur pratiquât une politique inique du « deux poids deux mesures » ; heureusement, son patron et lui avaient su couper la poire en deux au moment du calcul des indemnités.
Pourtant, il avait toujours été courageux et travailleur, et n’était pas de ceux qui ne savent rien faire de leurs dix doigts. Etre ainsi le cul entre deux chaises, à son âge !
Une fenêtre ouverte laissa échapper « La valse à mille temps ». Il sourit, soudain rasséréné. Il croisa un homme qui ressemblait comme deux gouttes d’eau au capitaine Haddock, et son sourire s’élargit. Mille sabords, l’enfance revenait ce matin avec des bottes de sept lieues !
Il avait marché vite, et arrivait déjà en vue du bâtiment de Pôle emploi. Il était en avance à son rendez-vous, regretta le café qu’il n’avait pas bu, fit les cent pas sur le trottoir, et à l’heure prévue, poussa la porte du bureau de sa conseillère. C’était une femme entre deux âges, toujours tirée à quatre épingles, qui s’était souvent mise en quatre pour lui venir en aide. Elle l’accueillit avec un large sourire, ce qui, au poste qu’elle occupait, devait lui arriver tous les 36 du mois.
« Eh bien, Monsieur Lecomte, ne cherchons plus midi à quatorze heures. Des emplois, il n’y en a pas treize à la douzaine, mais là, je crois que j’ai ce qu’il vous faut. Une agence de statistique recherche, je vous le donne en mille… »
Il la coupa : « Des statistiques, pouffa-t-il, presque plié en deux, la promenade matinale l’ayant rendu guilleret. Mais vous savez bien que je déteste les chiffres ! »>
Un exercice de style tel que « Les deux font la paire » vaut une lecture en deux étapes. D’abord se délecter de l’exploit lexicographique qui vient de l’auto-imposition de contraintes sévères – et jouissives – sur la liberté de l’auteur. Tiendra-t-elle jusqu’au bout, ses filets pêcheront-ils assez d’expressions pour raconter son histoire ? Ca y est, elle arrive même à tout terminer sur le mot fatidique « chiffres » !
RépondreSupprimerEnsuite, pour voir si elle dépasse le niveau des mots croisés, il faut voir ce qui est raconté sous la surface étincelante.
Le texte est écrit à la troisième personne, mais il est tentant d’imaginer que toutes les images chiffrées occupent l’esprit de cet homme. Il voit des chiffres partout, en met là où il n’y en a pas. Comme dans un rêve, il est impossible d’y échapper. Comme dans un rêve, il est pressé, le rendez-vous est important, mais tout se met à travers son chemin, le réveil (au cadran à chiffres), les chaussures, l’escalier. Arrivera-t-il à sa destination ?
N’ayant eu qu’une scolarité médiocre, il reste victime des connaissances, au lieu d’être leur maître. La vie lui apparaît chiffrée, comme l’est un message entre espions.
Son temps est compté. S’il avait fait plus d’effort à l’école, il aurait pu être un matheux. Même en n’ayant pas profité de son éducation, il est sûrement précis dès qu’il s’agit de nombres. Au café, il commandera « un second demi » s’il a seulement soif et partira ensuite en laissant son verre sur le comptoir, mais « un deuxième » si les amis tardent à arriver pour d’inévitables tournées supplémentaires. Ayant cassé son lacet de chaussure et laissé tomber ses clefs dans une flaque d’eau, il dira « jamais deux sans trois » en attendant de trouver la batterie morte au démarrage.
Pourtant, il a fait au moins une erreur de calcul relationnelle. Dans un ménage, et sauf exception, il vaut mieux compter jusqu’à deux puis s’arrêter.
L’histoire eût-elle été plus profonde, plus poignante, si l’auteur n’avait pas adopté ce cadre strict, comme une camisole de force ? C’est la vieille question de fond : « Si c’est déjà difficile de mettre une idée, une histoire en mots, pourquoi se compliquer la tâche ? » La réponse est aussi vieille : « La liberté totale risque de rendre la composition molle, limitée aux choix conscients de l’auteur, alors que les contraintes – d’un sonnet, d’un exercice de style – ouvrent la porte à l’inattendu. » Et l’inattendu est le nerf de la guerre, qu’elle soit militaire ou artistique.