« Les tons exacts… »
Gertrud Penn(1924-2006) : la maison repeinte en rouge
Ayant passé son enfance près de la mer, il avait été très jeune intéressé par les bateaux : il ne s’agissait pas d’une brusque passion née d’un désir inconnu, qui vous tombe dessus comme la foudre, pas plus que d’une intimité qui se resserre avec le temps, non, simplement les bateaux étaient là, ils avaient toujours été là, il les avait toujours vus en allant à l’école, au cours des promenades familiales dominicales, pendant ses vacances d’enfant solitaire. Ils faisaient partie du paysage, il lui était impossible d’imaginer le monde sans eux.
Il ne s’agissait que de modestes bateaux de pêche, la principale activité du petit port armoricain dans lequel le hasard l’avait fait naître : des bateaux souvent rafistolés, parfois d’un âge canonique, qu’on se passait de père en fils et dont on prenait un soin jaloux, puisque d’eux dépendait la survie des équipages et les revenus de familles entières. Le dimanche, ils restaient au port, et il aimait contempler depuis le quai le dessin des coques, les couleurs lavées par le soleil et les embruns, les ponts mille fois briqués, et s’amusait à remarquer ce qui les distinguait subtilement les uns des autres : le petit apport personnel, suggéré sans doute par l’épouse du marin pêcheur, un rideau coloré à la vitre de la cabine, une photo scotchée sur un rebord …
Il se mit à fabriquer des maquettes : c’était pour lui une façon de garder les bateaux pour lui lorsqu’ils étaient en mer, de les avoir toujours sous la main et sous le regard, d’assurer une permanence au décor qui était le sien, et qu’il n’aimait pas voir changer. Et puis c’était une activité solitaire et minutieuse, qui convenait à son caractère ombrageux. Les maquettes de plastique prêtes à l’emploi de son enfance firent place, à mesure qu’il acquérait de l’âge et de la dextérité, à des constructions en bois, plus sophistiquées, plus difficiles à réaliser, mais surtout beaucoup plus proches de la réalité. Et c’était ce souci de fidélité scrupuleuse à la réalité qui le laissait courbé sur sa table pendant toutes ses heures de loisir, entouré de ciseaux, de scies minuscules, de tubes de colle et de pinceaux.
Un jour de son adolescence, son père l’emmena à Brest, lors d’une de ces grandes fêtes maritimes où se rassemblent les vieux gréements du monde entier. Il fut ébloui. Pour la première fois, il voyait ces grands navires qui avaient illustré les livres de contes de son enfance, les héros des récits de voyages autour du monde qui l’avaient passionné : d’origine ou reconstruits à l’identique, ils paradaient, mâts érigés, voiles prêtes à se gonfler, ponts astiqués et pavillons au vent. Il en visita plusieurs, fasciné par le luxe inouï des aménagements : le bois tourné des bastingages, les sculptures ornant la proue et la poupe, les couleurs inattendues dont la coque était recouverte…Bricks et goélettes, frégates et quatre-mâts, l’univers de la marine à voile d’autrefois l’avait happé et ne le lâcherait plus.
Il réaménagea son atelier, dans lequel nul autre que lui ne pénétrait jamais, et balaya de son établi les rafiots de pêcheurs pour se consacrer à de plus nobles modèles. Sachant que ces maquettes-là lui demanderaient un travail plus long et plus méticuleux, il accumula une quantité prodigieuse de documentation sur les grands bateaux qui avaient fait l’Histoire de France : le Jean Bart, coulé au cours de la bataille de La Hougue, le Conquérant capturé par Nelson lors de la campagne d’Egypte, le Royal Louis, la Médée, la belle Hermione qui avait vogué dans sa livrée bleue et jaune au secours des insurgés américains, l’Apollon qui fit le voyage au Québec…Le Soleil Royal construit pour Louis XIV en 1669 lui parut rassembler toutes les séductions des grands navires qui l’avaient ébloui à Brest : « Il n’y a rien qui frappe tant les yeux, ni qui marque tant la magnificence du Roi que de bien orner les vaisseaux comme les plus beaux qui aient encore paru à la mer », avait écrit Colbert à l’intendant de l’arsenal de Toulon. Dédié à la gloire du Roi Soleil, le Soleil Royal avait voulu imiter le faste et les ors du château de Versailles. On avait convoqué Coysevox pour sculpter les figures de proue et de poupe, Le Brun pour décorer les salons et les chambres.
Il s’équipa à la hauteur de son projet : tours à bois, limes , ciseaux et pinces de sculpteurs, gouges, machine à coudre…La maquette n’existait pas dans le commerce : il lui fallait tout réinventer, tout fabriquer, à partir des plans , coupes et dessins accumulés dans son atelier. Il pensait que l’entreprise lui prendrait environ deux ans ; elle dura sept années, pendant lesquelles il y engloutit tout son temps libre, la conscience en paix puisque nulle obligation familiale ou conjugale, nul autre centre d’intérêt, ne requérait son temps ou son attention.
Il mesura, scia, ponça, colla, agrafa, cousit, teinta, ajusta ; il sculpta à l’identique, à la proue, le char du soleil conduit par Apollon, les lions et les cygnes embellissant chaque recoin des œuvres mortes du navire ; il enfila, noua et teinta des kilomètres de cordages sur les vergues ; il exécuta les peintures avec un soin maniaque. Le navire terminé serait magnifique, et, au détail près, le parfait sosie, en modèle réduit, de son glorieux ancêtre.
Pourtant, les règlements militaires du Grand Siècle avaient imposé peu à peu de simplifier les décors, pour alléger les navires et leur assurer une meilleure stabilité : quand le Soleil Royal fut brûlé par les Anglais dans la rade de Cherbourg en 1692, la décoration intérieure n’avait jamais été achevée.
Alors, il se donna le dessein de poursuivre à son échelle l’œuvre que Le Brun et Jean Bérain, les artistes protégés par Louis XIV, n’avaient pas pu mener à bien. Il n’eut de cesse qu’il n’eût meublé et décoré à la perfection le salon d’apparat de la frégate. Il se documenta sur le style de l’époque, les matières, les bois, les textiles, les peintres à la mode, la façon dont on drapait un fauteuil, la longueur des rideaux. Réunir la vaisselle destinée aux réceptions lui donna le plus grand mal : après avoir écumé sans succès les catalogues des collectionneurs, il finit par dénicher le service à thé dont il avait rêvé dans une vente aux enchères spécialisée d’Amsterdam. L’acquisition de cette miniature, un chef-d’œuvre de porcelaine fine peinte à la main, lui coûta une fortune, mais rien n’égala son bonheur lorsqu’il contempla son salon d’apparat enfin complet : il ne manquait pas un bougeoir sur les tables, pas une tenture aux fenêtres, pas une tasse dans les coffres, pas un tableau aux murs, pas un tapis au sol. Le salon de sa maquette du Soleil Royal était plus beau que celui qui aurait pu enchanter le plus grand roi du monde. Un chef-d’œuvre de modèle réduit à lui tout seul. Son chef-d’œuvre à lui : il savait que jamais il ne pourrait faire mieux.
Alors, il en prit de nombreuses photos, en essayant de n’omettre aucun détail, en emplit une ultime fois ses yeux et sa mémoire, et le fit disparaître à tout jamais aux regards en fixant par-dessus la partie supérieure du navire. Il était le seul à avoir vu son salon, et personne ne le contemplerait jamais après lui.
Quand il montrait sa maquette dans les expositions spécialisées, il autorisait parfois les visiteurs qu’il en jugeait dignes à jeter un coup d’œil sur les photos contenues dans son classeur : juste un coup d’œil…
Il y a deux lectures à faire de ce portrait d’un solitaire possédé par les bateaux : celle qui le suit dans son attirance, son intérêt, sa passion pour les bateaux ; et celle qui y dévoile une personnalité, un destin, peu importe l’objet de cette passion. Bien sûr, c’est le même double regard que sur toute fiction qui place le lecteur dans un monde solide, documenté, plein de détails à y faire croire, mais dont le vrai sujet est le trajet d’une vie humaine.
RépondreSupprimerCeux qui ont déjà un intérêt pour la chose maritime auront un plaisir de connaisseur. Entre l’auteur et ces lecteurs prévaut une communauté de références, de vocabulaire, d’expertise. Pour les autres, c’est le plaisir de la découverte, de voir les couleurs « lavées », ou le rideau coloré ajouté – on s’en doute dans ce monde masculin – par une femme. L’histoire fait son apparition à travers les noms de vaisseaux. Il y a le chant tout simple des termes d’architecture marine : bastingage, salon d’apparat.
L’intensité croît avec le récit de la finition de l’intérieur selon l’imagination (informée) du modéliste, sa quête d’objets, culminant en la récupération du service miniature de porcelaine. C’est comme si un archéologue fournissait le signe définitif de toute une civilisation en fouillant. Mais il y a une différence. Cette découverte sera ré-enterrée. La réalité de l’intérieur du « Soleil royal » sera cachée. L’image est saisissante. La beauté existe-t-elle si le regard ne l’atteint plus ? Est-ce le geste ultime de l’artisan, en soignant ce qui ne se verra même pas ? Je me souviens d’un ami parlant d’un ébéniste qui finissait les joints arrière d’un tiroir avec le même soin que ceux de la façade.
Mais changeons de niveau. Si cet enfant n’avait pas vécu parmi les bateaux, n’avait pas fait de maquettes, s’était accroché à un autre passe-temps ? On peut regarder la personne derrière les circonstances.
Au milieu des bateaux, il assimile cette culture, sans heurt ni brusquerie ni soudaineté – il grandit normalement.
Cependant, au lieu de porter les acquis de ce contexte dans la vie adulte engagée, il ne va pas en mer, ne monte qu’à bord de vieux gréements à quai. Il choisit la non-participation. Il se fixe sur des symboles qui mettent la réalité en arrière-plan. Il atteint ainsi son but : la parfaite réalisation d’une entreprise. Mais il la garde pour lui. L’écrit se termine sur une image pathétique. Cet homme solitaire partage parcimonieusement ce qu’il voit comme le meilleur de son vécu, en accordant « un coup d’œil » sur un écho de son expérience, et encore à des personnes jugées « dignes ». C’est la mesure de son engagement humain. Il garde sa vie pour lui.