« La récente repeinture en rouge de sa maison, les tons exacts (« rouge sang caillé ») »
Gertrud Penn(1924-2006) : la maison repeinte en rouge
Rouge est la souillure sur la toile blanche. Elle n’aurait pas dû étaler le rouge en premier, mais elle aimait ce sang qui ne ternissait jamais. Le sang en tube demeurait à jamais profond, onctueux et sensuel. Elle se souvint de ses genoux d’enfant, couronnés d’auréoles éclatantes qui dans les jours suivant la chute ternissaient et viraient au marron sale.
Elle regarda de nouveau la toile et reposa le pinceau.
Lisa, Pauline, Suzanne Kerdranvat ne peindrait plus jamais.
Depuis toujours, son toujours à elle, lorsqu’elle arrêtait une décision importante et irréversible, elle parlait d’elle à la troisième personne en citant son patronyme en entier, comme pour tenir à distance d’elle-même ces décisions, de ne pas en être tout à fait responsable.
Son toujours personnel avait débuté à la sortie des limbes de l’enfance, à un âge qu’elle situait vers trois ou quatre ans. Au moment où la certitude qu’elle serait à jamais seule, que nous sommes tous à jamais seuls, avait pris racine dans sa conscience.
Elle observa de nouveau la toile puis la retourna contre le mur. Méticuleusement, elle prit le marteau suspendu au panneau d’outils au-dessus de l’établi, panneau sur lequel son père avait tracé le contour de chaque outil avec un feutre écarlate ; elle tenait de lui cette méticulosité.
Avec adresse et précision, elle donna deux coups secs sur chaque clef du châssis pour retendre la toile. Deux coups secs comme à chaque fois qu’elle débutait une œuvre, comme une espèce de sanctification. Elle raccrocha le marteau et regarda les toiles apprêtées à l’avance, au nombre de sept comme toujours, son toujours à elle. Dès qu’elle en posait une sur un de ses chevalets, elle en préparait une autre… Encore un héritage de son père.
Un étrange mélange de rigueur et de fantaisie son père, comme si tout au long de sa vie il avait cheminé sur une ligne de crête, funambule créatif.
C’était elle désormais qui travaillait dans l’atelier qu’il avait construit de ses mains. Des mains carrées et trapues qui maniaient les outils, les pastels et le sécateur avec plus de légèreté qu’une dentellière son aiguille. Appuyé contre la maison, face à la lumière du nord, et flanqué sur trois côtés de baies vitrées qui surveillaient le jardin, l’atelier était son havre de grâce, son havre de paix. A chaque coup de boutoir du destin, elle s’y retrouvait, dans tous les sens du terme.
Elle laissa son regard couver l’extérieur en s’arrêtant sur chaque arbuste, chaque massif explosant de lumière. Elle connaissait le nom de tous les végétaux, de toutes les fleurs, héritage de son père encore. Dès qu’il plantait, il lui indiquait le nom en français et en latin au cours d’une curieuse cérémonie rituelle, son Panthéon personnel déclinait l’animisme, le païen et le scientifique avec la même ferveur.
Elle pensa, elle y pensait souvent, à son fils exilé en mer du Nord sur une plateforme offshore. A chaque fois qu’elle lui écrivait, elle glissait dans l’enveloppe des pétales vermillon qui détonnaient dans cet univers masculin de vent, de bruit et d’acier. Elle aurait préféré, même si elle avait un peu honte de se l’avouer et qu’elle n’avait jamais osé le formuler à haute voix, elle aurait préféré une fille. Une fille qu’elle aurait appelée Rose ou Garance. Va-t’en trouver un nom de fleur ou de couleur pour un garçon…
Alors elle avait choisi Adam, parce qu’elle avait lu quelque part que ce Dieu en lequel elle ne croyait pas avait façonné le premier homme dans une terre rougeâtre. A l’âge où les enfants ouvrent leurs ailes et prennent leur essor, Adam avait délibérément choisi de rompre avec la tradition quasi séculaire de la famille. Avec détermination, presque avec obstination, il s’était détourné de la peinture pour défricher un champ d’équations, de théorèmes, de postulats. Ingénieur, major de sa promotion. Elle n’en était ni fière ni honteuse, ni même indifférente … Il n’y avait pas de mot ou bien elle ne le connaissait pas pour définir ce qu’elle éprouvait pour cet enfant si proche et si lointain. De l’amour ? Oui sans doute, mais pas uniquement de l’amour.
En souriant elle se dit que sa vie, qui avait déjà franchi le milieu du gué, était encaissée entre deux rives masculines escarpées, son père et son fils.
De cet homme avec lequel elle avait conçu Adam au cours d’un de ces voyages de solitude ne lui restait aucune image. Elles avaient été à jamais dévorées par le passé de sa vie qui, à mesure qu’elle vieillissait se transformait en à-pic vertigineux dans lequel tombaient sa force et sa beauté. Etonnamment, elle qui accordait tant d’importance à la couleur n’en conservait aucune de cette nuit là. Une nuit animale, une nuit de grands fauves, une nuit où les becs, les griffes et les crocs scarifient à jamais les chairs des amants de passage. Une de ces nuits qui ne laissent au matin que l’odeur épicée de la sueur et des ébats, qui ne laisse au matin que le goût âcre et cendré d’une ultime défaite. Du père d’Adam lui restaient cette odeur et ce goût.
Avec la même certitude qui avait motivé sa décision d’arrêter de peindre, Lisa, Pauline, Suzanne Kerdranvat reposa la toile à peine débutée sur son chevalet préféré.
Pierre passerait peut-être ce soir… Peut-être aurait pu être son nom de famille ; Pierre PEUTETRE, en un seul mot, lui aurait parfaitement convenu. Etrange alchimie entre ce prénom monolithique, ce prénom de fondation, ce prénom de certitude absolue et cet homme d’écume floue.
Septembre, son mois préféré, Adam était né en septembre, le 25, mais elle aimait ce mois depuis bien avant lui. Elle aimait ce mois depuis son toujours à elle. Un mois de lumière, le dernier de l’année, un mois de parfums fanés. Un mois entre parenthèses, semblable à sa vie circonscrite par deux hommes.
Un mois où les promesses de l’été se mouraient avant l’immobilité de l’hiver.
C’était l’heure de boire, un vin léger de Loire, rouge comme il se doit.
Méticuleusement de nouveau, elle décrocha un autre outil du panneau si bien ordonné, un outil d’ébéniste qu’elle trouvait fascinant, un outil qui l’attirait et la repoussait en même temps. Un outil qu’elle n’avait jamais touché, même du vivant de son père.
Elle posa la toile sur le sol et d’un geste sec et précis elle se trancha les veines du poignet gauche.
Rouge, le sang bondit comme un animal longtemps contenu et submergea les aplats d’huile sur la toile inachevée. En souriant elle songea qu’elle n’aurait pas le temps de le voir se ternir cette fois.
Comment s’appelait cet outil… Comment s’appelait-il déjà ?
La dernière impression qu’elle perçut fut musicale, une chanson de Nougaro que son père écoutait en travaillant. Une chanson qui disait une enseigne au néon…
Fugacement, elle se dit que peu de mots dans la langue française riment avec rouge.
Il y avait bouge et puis… Gouge…
Une gouge c’est ça, cet outil était une gouge.
Elle qui aimait tant l’éblouissante générosité du rouge mourut avec dans le regard la tristesse glacée et désespérante de l’acier gris.
Magnifique
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