01/12/2014

Les vœux exaucés

Tam Collet  (auteur invité)

Dieu mourut assez âgé, un peu bêtement quoique d’une mort digne de lui :
une bibliothèque entièrement consacrée aux nomenclatures alphabétiques
des annuaires s’effondra sur lui.
Le nom de Dieu

C’était une époque, qui de s’éloigner dans le temps, en devient mythique. Epoque qui s’ouvrait sur tout un avenir de possibles ; il suffisait de le vouloir pour échapper à la grisaille et s’inventer une vie conforme à ses inspirations. Un vent de liberté soufflait. Les héritiers eux-mêmes brisaient le carcan de la tradition et faisait fi de la barrière des classes.
    Dans la bonne ville de R., la bourgeoisie dernière génération s’enticha des « petits Pereira » qui s’étaient mis à leur compte en créant leur propre entreprise de peinture. On se les arrachait ; ils travaillaient si bien, avaient un goût très sûr et fourmillaient d’idées originales. Non seulement ils firent office de décorateurs, mais, à eux deux, ils pallièrent quasiment tous les corps de métier devant intervenir sur ce type de chantier. Tellement précieux qu’on s’en fit des amis, ils devinrent la mascotte ; on se devait de les inviter dans les soirées avec leurs épouses. De surcroit,  ils étaient décoratifs !
    Les frères, Alfredo, dit Frédo et Antonio, dit Toni, avaient un physique méditerranéen plaisant. Corine, épouse de Toni, était une poupée diaphane aux cheveux paille et grands yeux charbonneux. Gina épouse de Frédo, avec sa lourde chevelure blond vénitien et ses yeux verts, ne manquait pas de charme. Toutes deux étaient très amoureuses de leur mari. Deux couples fort séduisants si ce n’était qu’ils semblaient avoir été victimes d’un enchantement qui en avait fait des modèles réduits et quand on disait « les petits Pereira », on ne les imaginait pas pourvus d’enfants et pourtant Gina et Fredo avaient deux fils de 5 et 2 ans et Toni et Corine un d’un an et demi.
    Le premier moment de surprise passé, on se faisait très bien à cette différence de taille et au fait qu’ils ne fussent pas si jeunes. Les liens d’amitié se renforçaient.
    Frédo et Toni engrangeaient de nouveaux savoirs tant culturels que sociaux.
    Toni, avec son esprit affuté ne tarda pas à percevoir des opportunités pour se reconvertir dans une autre branche d’activité ; il tomba sur une cave désaffectée qu’il rénova avec l’aide de son frère. Il en fit un bar branché et embaucha sa mère pour qu’elle confectionnât des tapas, puis devant le succès, il demanda à Corine d’aider au service.
Frédo, de son côté, développa sa fibre artistique ; après avoir tâté de la peinture, c’est à la sculpture qu’il décida de se consacrer. Très vite, il vendit des pièces et ce succès naissant lui monta à la tête ; il quitta femme, enfants, domicile pour s’installer ailleurs. Il voulait se sentir totalement libre, sans attaches, sans charges. Plus tard, on apprit qu’il s’était mis en ménage avec une institutrice qui avait deux filles. Puis il quitta la région pour s’installer dans une communauté d’artistes dans le Lot ; heureux, selon les nouvelles que son frère distillait.
    Bel exemple d’une double réussite en ces années qui suivirent l’explosion de mai 68. Réussite commerciale et sociale pour l’un, réussite artistique et développement personnel pour l’autre.
    Mais…
    Corine supportait très mal d’être en contact avec le public ; pour juguler son trac, elle prit l’habitude de s’enfiler une petite bière en toute bonne foi. Puis, plus tard, Toni eut l’idée d’un restaurant ; il avait besoin que les choses bougent. Cette fois, en plus de sa mère et de Corine, il dût faire appel à ses sœurs pour faire tourner l’affaire. Mais pour Corine c’était trop, elle sentait l’animosité de ses belles-sœurs pour lesquelles elle n’était qu’une poupée de cire, poupée de son. Au fil du temps, elle augmenta les doses d’alcool jusqu’à tomber gravement malade.
Elle mourut avant même d’atteindre ses cinquante ans. Toni en conçut un chagrin profond. Ces deux là s’aimaient malgré une bonne dose d’incompréhension.
    Frédo, de son côté n’avait pas vraiment conscience d’être agacé par cet adjectif qui de tout temps lui avait collé à la peau, « petit », mais il fit en sorte qu’on l’oubliât. En tant qu’artiste, il se chaussa de sabots suédois qui le grandissaient considérablement sans pour autant faire complexé. Il troqua sa femme d’un mètre cinquante contre une compagne d’un mètre soixante-douze ; en outre, Anne, en plus de son métier d’institutrice qui pourvoyait à l’intendance, avait une passion pour le théâtre de marionnettes - artiste, elle-aussi. L’aubaine de ce nouvel amour lui permit de tourner la page après que le père de ses filles eut soudainement ressenti un besoin irrépressible de liberté pour pouvoir écrire son livre. Ironie du sort, mais Anne ne sembla pas s’en aviser. Elle obtint sa mutation pour le Lot.
    Ils trouvèrent à louer une propriété avec dépendances que Frédo restaura avec le concours de son frère. Puis ils créèrent un lieu d’accueil pour artistes. Pendant un temps, Frédo participa au chantier du Grand Louvre à la restauration des sculptures défectueuses. Il acquit du métier et entreprit des œuvres de plus en plus ambitieuses.
    Un jour, tandis qu’il travaillait sur une sculpture monumentale, il avait saisi l’opportunité d’être seul, tranquille, en tête-à-tête avec sa statue. Anne et ses filles étant parties faire un séjour dans leur famille et les colocataires-artistes s’étaient rendus à un festival en Ardèche. Il se sentait merveilleusement bien ; il travaillait dehors, sous l’auvent de la grange, à l’ombre tandis que le soleil dardait et diffusait sa bonne chaleur dans le bourdonnement des insectes.
    Ce serait sa grande œuvre. A l’origine, il y avait eu la révélation de la sculpture de Henry Moore avec ses formes d’une si gracieuse gravité, d’une pesanteur ailée. Il avait délaissé la statuaire d’inspiration religieuse en fruitier poli pour s’attaquer à la pierre.
    Et puis…
    Un soir, au cours d’une soirée de contes, Anne avait ensorcelé son auditoire avec la Vénus d’Ille de Mérimée. Certes cette Vénus était en bronze, mais dans l’esprit de Frédo ce fut une Vénus de pierre qui prit forme et voilà qu’il devint obsédé par son projet de créer « sa » Vénus.
    Et, par ce beau jour d’été, il entreprit de lui donner vie ; en fait elle était quasiment terminée mais il fallait encore faire surgir l’étincelle… Il déplaça son échafaudage à plusieurs reprises – c’est qu’elle faisait bien dans les trois mètres – pour trouver le bon angle d’attaque…
    Il eut l’ultime vision d’un regard sardonique et tout bascula.
    Quelques jours plus tard, dans la bonne ville de R.,  on apprit que Frédo, un des deux petits Peirera, avait trouvé une mort atroce, écrasé sous son œuvre. Il ne manqua pas de quelque esprit retors pour glorifier l’étreinte mortelle en évoquant la sublimation portée à son point extrême.

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