04/12/2014

Les marchands du temple

Martine Besset
Nous avons retrouvé notre temple nettoyé, décapé, repeint.
La guerre des rires n'aura pas lieu

Les deux battants de la lourde porte de verre s’écartèrent en émettant un léger chuintement, puis se refermèrent derrière son dos. Elle fut impressionnée par le silence qui l’accueillit, saisissant après le vacarme de l’avenue, et par la taille de l’endroit, dont elle ne distinguait pas bien les limites, sans doute à cause des surfaces polies et réfléchissantes qui couvraient çà et là les murs. Emue comme elle l’était chaque fois qu’elle pénétrait dans ce genre d’édifice, elle se sentait un peu intimidée, gênée par la crainte de ne pas savoir comment se comporter, quels mots employer, de donner à voir une maladresse qui trahirait son manque de familiarité avec les rites du lieu.

Le silence qu’elle avait cru percevoir n’était qu’une première impression, accentuée par le contraste avec le bruit de la ville ; en réalité, une douce musique émanait d’elle ne savait où, des murmures se faisaient entendre, des bruits de pas, et elle pouvait voir plusieurs officiants des deux sexes, habillés de sombre, minces et élégants, fouler le parquet en portant d’étroits objets de carton noir. L’atmosphère était à la fois dépouillée et luxueuse, une richesse de bon aloi, sûre d’elle, qui ne nécessite pas de fioritures, et les couleurs, rouge sombre, mordoré, noir, contribuaient à créer une ambiance feutrée, confortable et cossue, un rien solennelle. Une fragrance légère, à la fois exotique et familière, flottait dans l’air. Alors qu’elle hésitait en haut de l’escalier, d’autres personnes la dépassèrent, avec cette allure décontractée à laquelle on reconnaît les vrais adeptes, pour qui les arcanes de la pratique ne sont plus des mystères, et durant quelques secondes, elle ressentit l’émotion des nouveaux baptisés.

Les marches descendaient, supposa-t-elle, vers le saint des saints. Elle commença à les descendre, admirant au passage les parois creusées d’alvéoles savamment éclairés où des petits objets métalliques de toutes couleurs, des ustensiles de verre, des appareils sophistiqués aux formes arrondies et luisantes, étaient présentés comme des ostensoirs. L’escalier débouchait dans une vaste salle aux murs couverts de petits carrés de couleur, où plusieurs officiants attendaient, debout derrière une sorte d’autel surmonté de quelques écrans. Elle s’approcha, un jeune homme lui sourit avec la sobre aménité d’un confesseur, et elle se jeta à l’eau : « Bonjour, je voudrais deux étuis de ristretto, s’il vous plaît ! »

Le sourire du jeune homme s’élargit, peut-être s’efforçait-il de ressembler à George C., et il lui demanda dans un murmure si elle possédait un numéro de membre. Elle sortit une petite carte plastifiée de son sac en soupirant de soulagement : oui, elle était bien en mesure de  prouver qu’elle méritait parfaitement d’être là, et une onde de bien-être la parcourut, le sentiment de faire partie de la communauté et d’être acceptée d’elle, non dénué d’un peu de commisération, qu’elle se reprocha aussitôt, pour ceux qui n’avaient pas encore franchi cette étape. Une fois identifiée par les dieux de l’électronique, elle continua à égrener sa commande, le jeune homme enfournant à mesure les tubes de carton noir dans un sac aux armes du culte, et aux couleurs du nectar qu’il vendait. Elle paya, un peu gênée, car ce fut le seul moment où elle se sentit banalement une cliente, partenaire d’une vulgaire relation commerciale, plutôt qu’un membre d’un club fermé ou une adepte d’un rite moderne : sans doute la marque trouverait-elle à l’avenir un moyen de corriger cette indéniable faute de goût.

Elle remonta les marches, chargés des étuis du précieux breuvage. Elle avait le sentiment d’avoir affronté avec succès une épreuve d’initiation. Elle reviendrait. La prochaine fois elle montrerait l’aisance des habitués, elle ferait partie de l’aristocratie des gens de goût, elle se sentirait ici comme chez elle.

Le froid la saisit lorsque les portes s’ouvrirent. Un vent d’hiver balayait le trottoir, et la bourrasque faillit lui faire lâcher son sac estampillé. Sur la plus belle avenue du monde, les passants accéléraient l’allure, bien que la présence d’une mendiante étalée au milieu du trottoir les obligeât parfois à dévier leur trajectoire. Elle héla un taxi, s’y engouffra, et serra contre elle, comme un talisman, le sac contenant la preuve qu’elle n’était pas n’importe qui. What else ?

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