05/09/2025

FAIRE LE TROTTOIR

Denis Mahaffey


J’ai cru qu’une porte s’ouvrait enfin sur un autre univers
Le chapeau de Melania

Je n’ai fait le trottoir qu’une fois, et encore, était-ce réellement moi ? Si, quand même. Me voilà, appuyé au mur dans le Marais, le regard dans le vide, une feuille de papier à la main. J’attends. Le temps d’encaisser ce qui y est écrit, ou… autre chose ? Mon visage ne trahit rien, ni appréhension ni joie ni ennui. Vide. J’attends, comme on attend sur un trottoir en s’appuyant au mur. Quelqu’un va m’aborder, ou bien… ?

Invraisemblablement, je passe dans la même rue dans un bus 96. Cette ligne commence à Montparnasse, traverse le Quartier Latin, l’île de la Cité, longe puis plonge dans le Marais, émerge sur le tronçon le plus modeste des Grands Boulevards, le franchit puis monte, monte pour finir dans Belleville et Ménilmontant. Repart dans l’autre sens. Un circuit touristique à chaque trajet, mais du tourisme fait de l’intérieur, non pas de dehors comme dans les cars chargés d’étrangers, condamnés à tourner sans destination.

De mon siège je regarde par la vitre. Et me vois sur le trottoir, appuyé contre le mur d’un immeuble, un papier à la main, le regard intraduisible. L’attente faite homme.

Marche arrière dans le temps.

Je fréquentais un Chilien qui avait fui son pays en 1973 après le coup d’état de Pinochet contre le régime socialiste d’Allende. Le Parti Communiste français l’avait accueilli et lui avait trouvé un logement et un travail dans une de ses entreprises. Il était membre d’une équipe d’artistes-peintres chiliens qui exécutaient des fresques activistes, devenues un médium de choix sous Allende. Quand il participait à des expositions de groupe de la communauté chilienne en exil, l’équipe peignait en direct, perchée sur un échafaudage devant un grand pan de mur. La lutte, qui avait été écrasée au pays, continuait.

Nous sommes devenus proches, et nous avons envisagé de créer un livre grand format dans lequel il dessinerait deux yeux sur chaque page de gauche, avec parfois la naissance d’un nez ; quant aux sourcils, c’était à décider. Sur la page en face j’écrirais ce que voyaient ces yeux. La vérité viendrait du regard.

L’idée de ce projet a suffi pour nous faire basculer dans une quête intensive de la Vérité (avec un grand « V », c’est dire que nous étions jeunes et entiers). Nous hésitions entre l’idée que le vrai est ce qui est, un point c’est tout, et une vision dans lequel il est transcendant au point d’être invisibilisé.

Enfiévrées par leur intensité, nos recherches ont commencé à s’éparpiller, nos points de vue à s’engluer dans les marécages de la spéculation ; enfin, nos échanges clairs et clairvoyants sont devenus des arguties interminables. L’inévitable s’est produit : un schisme. Nous avons rompu bruyamment, puis méchamment, nos relations.

Avant cette bagarre, quand nous partagions encore le chemin vers l’illumination, je l’avais accompagné au vernissage de l’exposition d’un ami. Après avoir consulté le catalogue en arrivant, je le tenais négligemment à la main pendant que l’artiste exposant prenait des photos. Après, dans la rue, nous avons soumis la soirée à un examen clinique pour en extraire ce qu’elle avait fourni de Vrai (encore le majuscule). Des accros, je vous dis.

Il peignait d’après des photos. Un autre Chilien, non-artiste, l’a exaspéré en disant « Tu ne fais que copier, en fait », puis a rebroussé chemin, plutôt élégamment, devant l’ire colossale du peintre : « Hou là ! Seul Dieu crée, nous autres nous copions. »

Du temps de nos recherches intensives, il m’a offert plusieurs tableaux. Silverman est un collage de papier argent découpé sur fond blanc, d’après la photo d’un homme en profil qui marche, athlétique, insondable. Et un portrait, petit format, de l’écrivain Virginia Woolf, d’après une illustration qui je lui avais montrée, le visage indéchiffrable. Lorsque nos désaccords, accusations et hostilités ont atteint leur paroxysme, je l’ai détruit, cassant le cadre et déchirant la toile.

Il a même peint mon portrait, et lui a donné le titre La lettre. J’y suis, en pied, légèrement détourné, les bras ballants, les pieds croisés, le visage sans expression. Les personnages de ses tableaux restent en retrait : à celui qui regarde de les clarifier s’il a envie.

Un photographe joue sur le décor, l’éclairage, la pose, mais son portrait vient d’une pression sur un bouton. Un peintre scrute son modèle, puis fait ce qu’il veut, dispose comme il entend, se traduit en peinture. Le résultat peut être un jumeau idéal ou un doppelgänger, l’humanoïde glabre des contes allemands. Le même être, celui-là qui est né et celui-ci qui est peint.

Revenons à la ligne 96 et au trottoir du Marais. C’est moi dans le bus, c’est mon portrait sur le trottoir, empilé avec une dizaine d’autres toiles qui attendent d’être rentrées et rangées, sans doute au retour d’une exposition. De la photo prise au vernissage par l’autre peintre, mon peintre chilien a tiré une histoire, en s’abstrayant de l’image et en imaginant que la feuille du catalogue est une lettre. Contenant une bonne ou mauvaise nouvelle ? Toute indication est gommée.

L’homme sur le trottoir est moi ; mais je ne suis pas lui. Je descendrai du bus à mon arrêt, je mangerai et travaillerai un peu, heureux ou malheureux selon ce que répondront les mots que je convoque à la machine à écrire ; je parlerai au téléphone, vite fait ou longuement, je me coucherai et dormirai mal. La routine.

Mon portrait ne connaît pas ces limites. Il se prête à tous les fantasmes.

Sur le trottoir, appuyé contre le mur, il serait abordé par une créature rayonnante. Femme ?… Homme ? Un échange éclair financier et la créature, comme si elle cueillait une fleur, lui prendrait le bras et l’emmènerait.


1 commentaire:

  1. Martine Besset commente :

    Le titre un brin provocateur n’introduit pas un récit d’aventures péripatéticiennes, mais une réflexion sur le rapport que chacun entretient avec son image.

    Le personnage a vécu, dans les années qui ont suivi le coup d’état de Pinochet, une relation avec un peintre chilien exilé. Relation intense, faite de projets artistiques et d’interminables discussions sur le beau et le vrai, comme on en a lorsque l’on est très jeune et que ces mots-là portent encore des majuscules, qui s’achève violemment, vaincue par la radicalité des protagonistes.

    Des années plus tard, il croise par hasard son image sur un trottoir parisien, sous la forme d’un tableau, entreposé là en attente de rangement, le représentant à partir d’une photo prise autrefois lors d’un vernissage. Il se rappelle les circonstances de la prise de vue, mais ignorait sans doute les transformations que le peintre lui avait fait subir pour en faire une œuvre personnelle, et que cette œuvre existait.

    Mais elle existe. Peut-être a-t-elle été vue par des centaines, des milliers de gens. Sans doute a-t-elle été pour son auteur l’occasion de se souvenir de lui, d’exprimer la façon dont il le voyait, de peindre non seulement son ancien ami, mais la personne qu’il voyait en lui.
    Il y a quelque chose de vertigineux, et souvent désagréable, dans le fait d’être confronté à sa propre image. C’est comme la première fois où l’on entend sa voix enregistrée : on est consterné, parce qu’on ne la reconnaît pas, et que c’est pourtant cette voix-là que les autres entendent. Il en va de même de son image : on croit qu’on la connaît parfaitement, souvent on l’a travaillée, améliorée, rectifiée pour qu’elle coïncide, même de loin, avec l’idée qu’on voudrait qu’elle donne. Et pourtant, il suffit d’une réflexion d’autrui, d’une photo non posée, pour qu’on se rende à l’évidence : on ne maîtrise rien.

    Qui a raison ? Moi, qui dis : je suis comme ça ? Les autres, qui me voient autrement ? Personne, bien sûr. La vérité d’un individu n’est pas seulement dans son apparence, mais chacun croit pouvoir la saisir. Mon image rencontre le regard de l’autre, et en est transformée : l’autre en fait ce qu’il veut, il la juge, en parle, parfois même la représente sur une toile. Alors elle ne m’appartient plus.

    Cela implique bien sûr des aspects éthiques, voire légaux, qui ne sont pas ici le sujet. Le sujet, c’est que le bébé de six mois, lorsqu’il se voit pour la première fois dans un miroir, comprend que son corps est un, et pas la représentation morcelée qu’il en avait construite à partir de ses zones érogènes. Et que c’est lui, un sujet dans sa singularité. Toute sa vie, ensuite, son image lui sera à la fois familière et étrangère.

    RépondreSupprimer