04/09/2025

AUX DEUX BOUTS DU CHEMIN

Martine Besset


«un souvenir de jeunesse, celui d’un bonheur »
Faire la peau au bonheur


« Papy, je suis reçue ! C’est génial, je suis trop contente ! » La voix stridente de sa petite-fille extirpa Francis de sa désormais quotidienne léthargie post-prandiale. En un clin d’œil il fut réveillé, et tentant de placer un mot de temps à autre dans le flot continu qui lui vrillait l’oreille, il savoura le plaisir que lui donnait la nouvelle. Il n’avait jamais douté de la réussite de Noémie : élève brillante, elle avait obtenu son bac sans se fatiguer outre mesure, et avait été acceptée dans une classe préparatoire bien cotée. Elle y avait passé deux années pendant lesquelles on avait exigé d’elle plus d’efforts qu’elle en avait fait jusqu’alors, et des lectures où elle n’était pas toujours disposée à se plonger, mais elle avait tenu le coup. Ses parents l’avaient vaillamment soutenue, malgré le peu d’amabilité qu’elle leur témoignait en périodes de colles et d’examens blancs. Francis réconfortait tout le monde, son fils et sa belle-fille quand ils se demandaient ce qu’ils avaient raté dans leur rôle de parents, sa petite-fille quand elle menaçait de baisser les bras. Il estimait que c’était sa part de travail, lui qui pouvait s’appuyer sur son expérience et n’avait pas à supporter ces moments de crise au quotidien. Et puis son épouse n’était plus là, et il se sentait obligé de faire tout seul ce qu’ils auraient su mieux faire à deux.

L’annonce de cette réussite le laissait tout chose. Il s’en réjouissait, bien sûr. Mais il se rappelait la vie de Noémie, comme un film en accéléré : le minuscule bébé fripé lové dans son couffin, ses premiers pas devant les bras tendus de ses deux parents éblouis, la première fois qu’elle avait lu toute seule, leurs parties d’échecs acharnées, son adolescence boudeuse de grande tige complexée...Comment tout cela avait-il pu passer si vite ? Et voilà qu’elle s’apprêtait à entrer dans cette école dont on disait qu’elle faisait la fierté du pays, d’où étaient sortis nombre de célébrités du monde intellectuel...Francis, à vrai dire, ne savait pas très bien ce que l’on apprenait dans un tel endroit, et n’avait qu’une idée assez vague des carrières à quoi il préparait : la politique, le journalisme, l’enseignement, la diplomatie ? Il en reparlerait avec Noémie lorsqu’elle serait descendue de son nuage....

Il se rappelait très bien ses propres succès scolaires, oh bien modestes auprès de ceux de sa petite-fille, mais tout de même, il avait eu le bac (on disait alors le bachot : ce terme était bizarrement tombé en totale désuétude, mais il continuait à l’utiliser) à une époque où une minorité de la population le décrochait. Aussitôt ses résultats connus grâce à un formulaire rose envoyé par la poste (à l’époque, Internet n’existait évidemment pas), il avait enfourché son vélo pour se rendre chez son meilleur copain (il n’y avait pas non plus de téléphone portable) et ils avaient accueilli la nouvelle de leur réussite à grands cris et force bourrades dans le dos, avant de fêter ça quelques jours plus tard dans le garage de ses parents, avec les habitués de leurs boums d’adolescents des années soixante.

Il avait ressenti alors, mêlée à la joie, une gravité inédite : le sentiment d’avoir passé un cap important, d’avoir laissé définitivement l’insouciance de ses jeunes années derrière lui, d’être au seuil d’une étape nouvelle de sa vie. D’avoir réussi une épreuve initiatique en quelque sorte. Il avait eu l’impression, bien des années plus tard, que ses propres enfants, qui avaient entrepris et réussi des études plus longues que les siennes (il semblait que dans la famille, l’ascenseur social eût plutôt bien fonctionné), étaient passés eux aussi par ces états d’âme.

Noémie ressentait-elle les choses de la même façon ? Francis trouvait les enfants et les adolescents d’aujourd’hui bien différents de ceux des générations précédentes. Ils lui paraissaient à la fois plus savants et moins cultivés, plus angoissés et moins révoltés, puérils et matérialistes. De toutes façons, elle avait encore des années d’études devant elle, et elle n’avait sans doute pas encore décidé de ce qu’elle en ferait. Alors tous les rêves lui étaient permis, elle avait encore tout à inventer et à découvrir : la réalité de la vie professionnelle, les amours qu’elle vivrait, les amitiés qu’elle construirait, les enfants qu’elle aurait peut-être, les pays qu’elle visiterait, les livres, les films, les musiques...Toute une vie à vivre, et cette idée laissait Francis un peu étourdi.

Il participa avec bonheur aux festivités que les parents de Noémie avaient organisées pour leur fille. Ses trois enfants étaient devenus parents à leur tour, et tous les cousins réunis faisaient un beau tapage. Les parents étaient fiers et soulagés, les enfants heureux de faire la fête. Il aurait tellement aimé que Danielle, la grand-mère que tous ces jeunes avaient à peine connue, fût avec eux aujourd’hui ! Seul de sa génération, il se sentait un peu le patriarche de la tribu, et son âge lui pesa soudain.

Les jours suivants, il se sentit vaguement patraque. Un cafard mou et visqueux s’insinuait dans chacune de ses pensées, et ralentissait ses gestes. Peu sujet à ce genre d’état, il s’en étonna, et décida « de ne pas s’écouter », comme disait sa propre mère. Un matin, il partit résolument à la piscine municipale, pour faire les longueurs de bassin qu’il s’imposait depuis sa retraite, et dont il n’avait pas diminué le nombre malgré les années. Au retour, fatigué mais content de lui,  il fut arrêté à un feu rouge. Un grand dadais longiligne en bermuda rose traversa, le nez en l’air et les cheveux au vent, en prenant tout son temps puisqu’il avait la vie devant lui. Francis était sûr qu’en d’autres temps il n’aurait pas remarqué l’insolente tranquillité de cet adolescent.

Noémie avait devant elle l’infinité, ou presque, de tous les possibles. Ce garçon-là aussi, bien sûr. Ainsi que tous leurs congénères. Lui, il lui restait, allez, vingt années devant lui, en étant très optimiste. Et ces vingt années-là ne contenaient, hélas, rien que de prévisible. Même si elles se passaient le moins mal possible, elles seraient totalement vides d’aventures imprévues : il n’apprendrait pas le japonais, ne gravirait pas le Mont Blanc, ne connaîtrait pas un nouvel amour. Noémie avait mille et une possibilités devant elle, il ne lui restait à lui que des impossibilités...

Abîmé dans ses réflexions, il oublia de démarrer et les klaxons commencèrent à retentir derrière lui. Il rentra chez lui tout songeur. Il s’en voulait et se morigéna. Ne se savait-il pas mortel ? N’avait-il pas conscience depuis longtemps que le temps lui était maintenant compté ? Avait-il jamais eu la moindre intention d’apprendre le japonais ? Il attrapa le livre qu’il avait commencé la veille, constata avec satisfaction qu’une petite pile d’ouvrages à lire l’attendait sur la table basse, ce qui lui parut extrêmement réconfortant quant à la possibilité d’un avenir. Allons, demain, il appellerait Noémie : il tenait à lui dire qu’il lui souhaitait une belle vie.


3 commentaires:

  1. Stef Catherine5/9/25 13:25

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  2. Le texte de Martine Besset évoque ce que Victor Hugo a épinglé avec la formule de "Délicate transition", plus tout à fait une enfant, pas encore une femme , qui désigne le passage de l'adolescence à l'âge adulte. Pas exactement celà dont il s'agit ici mais tout de même quelque chose de ce changement de position tel que le sujet se trouve selon, vacilant, perplexe, propulsé vers l'inconnu, ou mystérieusement scotché sur le bitume, au point de créer un embouteillage.....
    "Les deux bouts du chemin" est une expression qui insiste d'ailleurs de ce côté puisque Freud lui-même comparait le désarroi de l'adolescent à celui que produirait le fait de percer un tunnel des deux côtés à la fois......
    Bravo en tous cas pour ce joli texte qui résonne très justement avec l'expérience clinique.
    Catherine Stef

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  3. Les grands-parents peuvent à loisir jouir des réussites des enfants de leurs enfants. Sauf dans des circonstances exceptionnelles, ils ne portent pas, comme ils l’ont fait pour leurs propres fils et filles, la responsabilité au quotidien. Ils laissent le détail complexe aux parents. S’ils pinaillent ou critiquent de front des comportements qui les hérissent, cependant, ils risquent d’être plus ou moins écartés.

    La satisfaction de ce grand-père, Francis, est donc pure et entière. Sa petite-fille Noémie a réussi avec éclat sa classe Préparatoire aux Grandes Ecoles ; plus que ça, elle est apparemment admise dans la plus Grande des ces Grandes, Normal Sup’.

    Comment expliquer le changement d’humeur ensuite, une fois la réussite de Noémie dignement fêtée ?

    Noémie prend en main son propre tout nouveau d’adulte, ce qui fait repenser Francis à sa propre prise de responsabilité adulte, et à la suite. Il est retraité, ses perspectives se rétrécissent, la vie perd sa saveur.

    Est-ce la seule raison pour lui de se sentir désemparé ? Il y un autre facteur dont il paraît ne pas mesurer l’importance : la différence sociale entre lui et sa descendance, qui marque, derrière l’affection familiale, la distance entre deux modes de vie. Il y pense, mais sans en mesurer l’impact.

    Que des enfants profitent de « l’ascenseur social » peut être une source légitime de plaisir et même de fierté pour la génération qui les précède ; il écarte quand même, par le niveau de vie, les attitudes, les références, l’éducation et la culture, ceux qui ont pu le prendre de ceux qui restent à l’étage. L’amour et la bienveillance peuvent survivre entiers, mais leur vocabulaire est altéré.

    Il est difficile pour le lecteur de se pas avoir un soupir de soulagement quand le grand-père s’aperçoit du tas de livres qui pourront le nourrir, quand tant d’aspirations et de capacités s’étiolent.

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