23/06/2025

FAIRE LA PEAU AU BONHEUR

« En sirotant son café brûlant, il pensa qu’il n’avait jamais été aussi heureux d’être vivant. »
Le naufragé du Père-Lachaise


C’était la veille d’un Nouvel An. Dans la nuit sans lune, sans étoiles, un ferry traversait la mer d’Irlande d’Est en Ouest, entre les deux îles cousines.

Partout de la tôle, de la rouille naissante à la racine de chaque boulon et saillie, car la mode n’était pas encore à la transformation de car-ferries en boîtes de nuit rutilantes et centres commerciaux achalandés, des cloisons cachant la charpente d’acier.

C’est le cadre d’un souvenir de jeunesse, celui d’un bonheur. Souvenir ? Plus que ça, un étalon pour mesurer les bonheurs, avant et depuis.

Le bateau était presque vide, occupé seulement par l’équipage et de rares passagers avec une raison particulière de voyager cette nuit-là. Les foules habituelles faisaient la fête sur terre ferme, ou attendaient chez eux le changement de calendrier.

En temps normal de telles traversées étaient bondées. Les familles investissaient chaque coin du pont inférieur, jusqu’à camper dans les escaliers, mères entourées de leurs enfants, alors que les buveurs, des hommes, titubaient sous l’effet du roulis et, quand ils ne pouvaient pas atteindre le bastingage, vidaient leur estomac dans les coursives ou sur les marches.

J’avais passé Noël et les jours qui ont suivi – ce que les Allemands appellent « entre les années » - à Londres avec un ami venu de Paris, dans le studio que je louais en attendant de retourner en France moi-même. L’ambiance avait été chaleureuse, affectueuse, complice et espiègle. Nous avions improvisé un dîner de Réveillon, et passé des heures et des heures à assembler la maquette en plastique d’un bus à impériale, jusqu’à nous enivrer des fumées de la colle. Nous nous étions promenés dans les rues froides et vides de Londres, capitale à la fois sévère et somptueuse, auguste et populaire, d’un empire déjà sérieusement émietté. Nous nous étions quittés le matin pour repartir chacun en train, lui en direction de la Manche et Paris, moi vers Liverpool et Belfast.

Je suis resté longtemps sur le pont à regarder la houle, si noire que l’eau ressemblait à un écoulement de lave. J’étais sensible à la force de la mer, à la fois menaçante, car elle pouvait mettre notre vaisseau en péril, et nourricière parce qu’elle le portait comme un bébé à son sein.

Moi j’étais porté par un sentiment de grand bonheur, en cette nuit entre la tendresse de Noël et les retrouvailles avec ma terre d’origine où mes parents m’attendaient. J’étais heureux, et conscient de l’être.

Voilà le souvenir fondateur.

Avec l’âge le bonheur est devenu une disposition que le quotidien et non pas seulement l’exceptionnel nourrit. En même temps, au lieu de me satisfaire des émotions agréables qu’il apporte, j’aspire à le regarder en face, scruter ses traits ; voir ce qui se vit dans le bonheur ; aller derrière ses motivations et voir sa nature.

Il y a quinze jours je piqueniquais en famille, assis à l’ombre d’un pin dans un lieu familier. Fêter un anniversaire, faire voir aux invités, y aller pour que les enfants courent et grimpent.

Au-delà de l’arbre, des marches de granit, que des cristaux de quartz et de mica font étinceler, montent doucement, volée par volée, jusqu’au pied d’un groupe statuaire monumental en granit rose, commémorant une bataille gagnée, et montrant huit militaires : sapeur, mitrailleur, grenadier, colonial, fantassin, aviateur, recrue, et un jeune homme nu qui sort vers le haut, laissant son linceul derrière lui.

Je monte les voir, comme à chaque visite. J’ai toujours pensé qu’ils étaient aveugles, aux globes laiteux. Non, leurs yeux sont fermés. Un mort ne regarde plus.

Mon attention s’éclaire devant cette révélation. Le bonheur. J’observe. Le corps y prend part et sa capacité de jouissance dans le bonheur s’étend jusqu’à la peau, cet échangeur premier entre la personne et l’univers physique. Au soleil, devant les statues d’hommes devenus fantômes, je suis heureux, comme je l’ai été dans la nuit distante en mer. Ma peau me le confirme.


Post-scriptum : L’écrit terminé, mais encore préoccupant, je cueille des framboises au jardin, qui pousse et fleurit avec abandon. La peau, son rôle d’intermédiaire reconnu, dit « Eh ! fais attention.» C’est le bonheur qui attend d’être admis.


1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :
    Il existe sans doute deux catégories d’individus : ceux qui ne voient autour d’eux que des raisons de désespérer, et ceux qui sont heureux envers et contre tout. Le narrateur de ce texte (et sans doute son auteur) est de ceux-là : il est doué pour le bonheur.

    On peut penser que ce n’est pas un don inné : il s’est forgé peu à peu, sans doute, dès les premières expériences de vie, favorisé par un environnement aimant, encourageant les découvertes d’un monde où s’aventurer avec confiance.

    Etre doué pour le bonheur, ce n’est pas le privilège de ceux que le malheur, la maladie ou le chagrin n’ont jamais touchés. Cela n’empêche nullement de se savoir mortel, et même d’être certain que cette fin n’est suivie d’aucun au-delà. Cela ne rend nullement aveugle au malheur d’autrui et à l’état désastreux du monde. Ce n’est pas l’attitude du ravi de la crèche, ce niaiseux qui s’émerveille de tout et surtout de rien...

    Alors de quoi s’agit-il ? Peut-être de la capacité à apprécier comme des cadeaux ces moments qu’on trouve parfaits parce qu’il s’y passe comme un alignement idéal des planètes : on s’y sent en harmonie complète avec le moment présent, avec ses émotions, avec ce que les autres nous renvoient, avec la nature aussi. Une sorte de coïncidence totale entre soi et le monde...Alors, en effet, c’est aussi une question de peau, de frontière abolie entre intérieur et extérieur...

    Nul besoin d’un de ces événements extraordinaires qui n’arrivent que rarement dans une vie (d’ailleurs, Armstrong a-t-il été heureux en posant le pied sur la Lune ? est-on heureux lorsque l’on est sauvé d’un incendie ?). D.M. relie cette expérience du bonheur à deux moments apparemment anodins, espacés de plusieurs décennies : une traversée entre l’Angleterre et l’Irlande, illuminée par le tout récent souvenir d’une nuit de Noël avec un ami et la joie des retrouvailles proches avec les parents et la terre natale ; un pique-nique d’anniversaire en famille dans la vallée de la Marne. Le grand-père d’aujourd’hui n’a pas trahi le jeune homme d’autrefois : il a su rester doué pour le bonheur. Car cela s’entretient, sans doute ; c’est aussi le fruit d’une exigence d’élégance morale que l’on s’impose face à la vie (et parfois malgré elle).

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