"La crainte de ne pas savoir comment se comporter, quels mots employer…."
(Les marchands du temple)
(Les marchands du temple)
C’était dans la lettre que mon frère Daniel Degrézis m’a laissée en partant. Sur l’enveloppe il avait mis « Ma sœur », comme s’il la remettait à quelqu’un pour moi.
Quand il était tout petit, je l’ai vu sous la table à une réunion de famille. Le clapotis des conversations occupait les adultes, et Daniel donnait une raclée à sa poupée Jacquot. Pas comme un enfant qui joue le maître pour punir un élève : ses yeux brillaient trop, son visage était lumineux, son corps exultait.
Parmi ses camarades de classe, Annick partageait avec Daniel un air négligé : mal peignés tous deux, de l’encre sur les doigts, le cahier écorné. Un jour, lui disant « Regarde ! », elle avait sucé la plume de son stylo puis montré sa bouche, gros trou bleu dans son visage blanc.
Quand l’adolescence leur a donné ses formes, allongé les jambes et structuré le visage, Daniel l’a invitée au cinéma. Son premier rendez-vous galant. Mais il n’a pas osé lui prendre la main, encore moins lui malaxer la cuisse. Rentrant à pied, ils ont vu un passant donner un coup de poing à sa femme. Par terre, en tirant sur sa jupe, elle a regardé Daniel dans les yeux. L’homme criait « Relève-toi, connasse ! » Daniel a passé son chemin, et Annick et lui ne se sont plus jamais adressé la parole, même en classe.
En faculté il est devenu ami avec Florence, une étudiante qui suivait le même cursus. Ils prenaient un tel plaisir à se parler qu’il lui a proposé le mariage. Elle était d’accord, mais pas d’enfants, ni ce qu’il fallait pour en avoir.
Devant ce trou trop béant, ils ont vite remplacé ces fiançailles par une grande amitié, pleine de délicatesse et, tout de même, d’inconfort. Est arrivé le fameux Hugues, qui avait perdu un œil dans un accident de moto, et qui était à l’orée de la célébrité littéraire. Florence a admis à Daniel qu’elle avait des brûlures, tant les rapports sexuels étaient fréquents et vigoureux. Cette confidence a été le premier et dernier geste sensuel entre elle et Daniel.
Daniel et une de mes collègues, Andrée, s’étaient déjà rencontrés, mais leur relation a démarré sur un rire existentiel : dansant ensemble pour mes quarante ans, ils ont vu, à travers un léger voile d’alcool, et au même moment – c’est ça qui comptait – l’absurdité jouissive de la danse et, par extrapolation, de la vie. « Gai, gai, (ma)rions-nous ! » a suggéré Daniel. Elle l’aimait avec sa réserve à elle, il l’adorait avec son exubérance à lui. Ils ont eu un enfant.
J’observais, puis j’ai oublié. Ils ont eu un second enfant. Le temps, ou plutôt l’âge, nous menait-ils tous vers un apaisement ?
Daniel est parti. Voici la fin de sa lettre : « Je ne me suis jamais senti bienvenu dans la maison des hommes. En me mariant, en ayant des enfants, j’étais admis à la grande demeure. Je l’arpentais à grandes enjambées, dévalais ses escaliers, courais dans ses couloirs, me pavanais aux balcons, me vautrais dans les canapés. Sans me défaire de l’idée que mon vrai domicile est la masure appuyée à son mur. Je vais chez moi. »
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