30/10/2014

La guerre des rires n’aura pas lieu

Denis Mahaffey

« Au commencement, Dieu… »

De chères petites têtes, dont plusieurs blondes, mais plutôt des châtains, et même quelques rousses, alignées et inclinées : nous étions les enfants de la famille Mahaffey en prière ; plus précisément, les enfants de quatre frères. Eux, ou leurs épouses nos tantes, nous répartissaient plus ou moins en fratries. Notre sagesse d’image n’était pourtant qu’apparente.

Nous étions au temple méthodiste, le dimanche matin, à Belfast. La sobriété des stalles et du balcon en fer à cheval faisait penser à une salle de concert, sauf qu’à la place de l’estrade s’érigeait une chaire centrale, flanquée de deux volées de marches. Cet intérieur évitait tout effet architectural susceptible de porter les esprits vers un émerveillement qui brouillerait la clarté de la doctrine protestante. Ensemble pour accueillir Dieu, mais chacun seul face à Lui, sans intermédiaire. Le pasteur, sans habits sacerdotaux, car sans sacerdoce, menait l’office. Hymnes, prières, sermon - mot qui convient mieux que « homélie », car il nous sermonnait, nous conjurait d’accepter Jésus comme notre rédempteur personnel. Sans effort, car la grâce exclut l’effort. La sainteté attendait, il suffisait d’« ouvrir la porte du cœur ». Apostat peut-être congénital, je ne savais pas ce qu’il entendait par là : je me voyais ouvrir une petite porte, sortir la tête, voir si Jésus était dans les parages. Non ? Je rentrais la tête, perdu pour Dieu.

Ce dénuement liturgique contrastait avec ce que nous savions ou soupçonnions des Catholiques, que guidait leur prêtre, dont le rôle sacré venait de son ordination, vers le mystère de la foi par les rites incantatoires, le miracle de la messe faisant du pain et du vin le vrai corps et le sang du Christ. Pour nous, les statues pieuses, cierges et prières répétées étaient un piège tendu par le Diable.

L’histoire irlandaise faisait que l’opposition entre les deux confessions n’était pas qu’une question de dogme. Il y allait, nous laissait-on entendre, de la survie de la communauté protestante. Une menace existentielle. Ma grand-mère ne disait-elle pas « Si les Catholiques gagnent les élections, des prêtres donneront les cours à l’école » (alors que feu mon grand-père avait été militant de l’autonomie, étape vers l’indépendance de l’île) ?

La sobriété ambiante n’empêchait pas nous autres enfants de trembler de sensations dans lesquelles la peur se mêlait à l’excitation. Il ne s’agissait point d’une sainte terreur du divin, ni d’extase spirituelle, mais du risque qu’un geste incongru – éternuement, bâillement, chute d’un hymnaire, regard bizarre – ne déclenchât, sous les yeux du pasteur et dans les oreilles de tout le monde, un fou rire roulant le long de la rangée. La répartition stratégique des adultes en brise-lame n’y ferait rien.

Cela pouvait mal tourner. Un dimanche mon plus jeune cousin, trop jeune pour se maîtriser, a dû être sorti dans les bras de son père. Remontant la nef, face à tous, il murmurait « Papa, j’peux pas m’arrêter ! » Le pasteur a dû s’arrêter de parler, mais était trop pris par son rôle moralisateur pour commenter avec bienveillance cette spontanéité enfantine. Nous ses cousins gardions la tête baissée, le visage rouge à force de nous retenir.

Le jour de la réouverture après des travaux de rénovation, à peine terminés la veille, nous avons retrouvé notre temple nettoyé, décapé, repeint dans des tons de crème et beige, les boiseries vernies au tampon. Toutes les places étaient occupées, les chants fervents, les prières intenses, avec un sermon à tout casser sur la grâce divine à portée de cœur.

La chaleur n’était pas que spirituelle. Les corps chauds agissaient sur le vernis frais. Quand les participants se sont levés pour le dernier hymne, chacun avait laissé sur l’assise des stalles deux ovales flous. C’était à croire que, l’attention étant devenue adoration, Dieu tout puissant (qui pouvait donc tout) avait, devant un tel élan de foi, nanti chaque adorateur, chaque adoratrice d’ailes célestes dont seule l’ombre rémanente était accessible à nos yeux d’ici-bas.

Une déflagration irréversible a-t-elle eu lieu ? Les gloussements étouffés des enfants Mahaffey, voyant ces empreintes de fesses de toutes les tailles, sont-ils devenus une déferlante, courant le long de notre stalle, s’emparant des adultes parmi nous, puis envahissant les rangs, remplissant les lieux d’un immense rire ? Il serait entendu dehors, jusqu’au coin de la rue. Puis de temple en église, de chapelle en salle de prière, et même parmi les mécréants rétifs au devoir d’adoration, le gloussement se muerait en rire franc, le ricanement en rire gras, un séisme jubilatoire qui engloutirait les différences de croyances, d’incroyance, les inimitiés, rappelant que Dieu n’est que (n’est que ? !) l’être derrière toutes les différences qui nous divisaient. En pouffant publiquement de rire, aurions-nous empêché le conflit armé qui s’impatientait dans les coulisses ? Ne pouvions-nous pas faire la guerre entre communautés en mesurant nos capacités de rigolade ?

Mais nous les petits Mahaffey nous avons étranglé nos rires dans la gorge. Le cataclysme farfelu n’a pas eu lieu. A défaut de rire les uns des autres, nous allions nous entretuer.

2 commentaires:

  1. Bonjour Denis. C'est avec plaisir que je retrouve ton style et ton univers : l'enfance, l'Irlande déchirée, la religion... Comme toujours,j'aime....
    Jean

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  2. les tueurs sont en train de programmer la mort de Dieu, combien faudra-t-il de cadavres ? les écrivains, les poètes nous rendront-ils la paix ? à défaut d'y croire encore, je te remercie de ce beau texte.
    Anna Parker

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