Denis Mahaffey
celui où nos parents n’étaient pas encore nos parents. »
Parties en excursion d’après-midi au bord
de la mer, jamais loin en Irlande, trois jeunes filles, dont l’une est ma mère,
se trouvent dans un café. C’est le début d’une histoire qu’elle nous a racontée plusieurs
fois, à moi et mon frère aîné.
Dans ma tête d’enfant, la vie sur Terre avait
commencé à ma naissance, ou alors quand je m’étais rendu compte que je vivais ;
avant, c’était la Préhistoire avec un grand « P », si grand que son
ombre obscurcissait tout ce qui l’entourait.
L’enfance et la jeunesse des parents étaient
irrémédiablement distantes, dans un passé sans réalité. Comment existaient-ils
avant de devenir parents, c'est-à-dire les vraies personnes qui s’occupaient de
nous ? Ce qu’ils rapportaient d’avant avait un air de récit, d’histoire
non pas inventée mais pas réelle non plus.
Mon père était plutôt taciturne à la
maison, réservant sa sociabilité pour ses amis, ou pour les occasions où les
quatre familles, la sienne et celles de ses trois frères cadets, plus les
cousins et petits-cousins, se rassemblaient.
Ma mère, aînée d’une famille de six, trois
filles, trois garçons, était, elle, bavarde, au point de lier bien facilement
la conversation avec la personne à côté d’elle dans les transports publics, et
d’avoir de longues séances d’échange avec les voisins de chaque côté de notre
maison, au dessus de la clôture d’un côté, d’une haie de troènes de l’autre.
Que pouvaient-elles trouver encore à se dire, nous demandions-nous ? Nous
n’avions pas compris que les mises à jour se régénèrent continuellement pour
les bavards.
Quand nous étions seuls tous les trois,
elle aimait raconter les histoires de son enfance et de sa jeunesse, souvenirs
brefs, décousus, réitérés. Chaque fois que nous nous promenions vers les
quartiers extérieurs qui gagnaient déjà les collines entourant sa ville, elle répétait
la même chose : « Quand j’étais jeune fille, ici c’étaient des
champs partout. » La répétition nous faisait rire.
Elle parlait de la période trouble de la
partition de l’île d’Irlande. « Quand je me rendais au travail, nous
devions nous allonger sur le plancher du tramway, car on était entre la
Falls » - artère catholique - « et la Shankill » - protestant
- « et ça tirait des deux côtés. »
Elle parlait d’un passé qu’elle ne
regrettait pas, dont elle ne tirait ni vanité ni leçon pour nous ses enfants ;
mais elle nous apprenait ainsi la notion du « temps avant » sans
laquelle l’histoire de la Terre n’est qu’un pesant catalogue.
Elle avait ses histoires. Nous en avons
créé des nouvelles autour des aventures saisonnières habituelles, devenues celles
de mon frère et moi, puis disparues avec notre génération. En automne nous
sortions dans la campagne toute proche pour cueillir des mûres sauvages, dans
des pots en verre avec une poignée en ficelle. Surtout, nous en gobions en
chemin, car à la maison elles n’avaient plus le même goût, n’étaient plus
sauvages. Au printemps, nous allions chercher des jacinthes des bois. « Ne
prenez pas les racines, sinon elles ne repoussent pas. » Mais nous ne
résistions pas au plaisir de tirer, doucement mais fermement, et faire sortir
la longue tige blanche cachée dans le bulbe. Tant pis pour un avenir moins
fleuri. Nous en rapportions chacun une brassée, couchée sur l’avant-bras comme
craintive de ce que nous allions leur faire, mais qui se ragaillardissaient
dans l’eau des vases.
Parfois elle riait en racontant. « Mabel »
- sa sœur – « et moi nous avons été invitées à un pique-nique. La mode
était aux chapeaux de paille blancs cette année-là. N’en ayant pas, nous avons traité
ceux que nous avions avec du blanchisseur pour chaussures de tennis. Dans
l’après-midi nous avons tous joué au cricket, et chaque fois que Mabel donnait
un coup de batte je voyais sa tête entourée d’un nuage blanc. »
Enfin, le tableau de ma mère dans le café de
bord de mer avec ses amies. Elles commandent du thé, des tartines, du beurre,
de la confiture. Quand il faut régler les consommations, elles trouvent la note
excessive. Elles paient. « Mais avant de quitter le café nous
avons ramassé la confiture avec une cuiller à thé et le sucre avec un doigt
mouillé ; nous avons ramassé les miettes sur les assiettes du
porte-gâteaux ; nous avons avalé le lait dans la petite cruche et léché le
reste de beurre sur un couteau – qui n’était pas bon mais… »
J’avais toujours
aimé cette revanche contre un abus, aurais voulu pouvoir m’y joindre, racler la
confiture sur mon index.
Mais un jour, devenu
adolescent moi-même, j’ai eu une furieuse et soudaine envie : si seulement
j’avais pu intervenir, en remettant le prix de la collation dans leur porte-monnaie
et en commandant une glace pour chacune.
Aussitôt,
l’impossibilité de faire cela m’a donné, et laissé, un sentiment de culpabilité.
Je n’allais jamais, jamais pouvoir voyager dans le temps et réparer
l’injustice, défendre ma mère et ses amies, que je voyais traitées en jeunes
femmes alors qu’elles étaient encore de jeunes filles jouant les grandes.
Cela a été le
premier signe d’un long basculement : d’enfant ne s’occupant que de mes
propres intérêts, je commençais à inverser les rôles, faisant de ma mère l’enfant
vulnérable, moi l’adulte attendri.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerQuand leurs parents leur parlent du temps où ils n’étaient pas nés, tous les enfants du monde ouvrent grands leurs yeux et leurs oreilles. C’est si difficile à imaginer, une époque où ils n’existaient pas !...Au moins autant que le temps où ils n’existeront plus, mais cela, c’est beaucoup plus tard qu’ils y réfléchiront. Imaginer ses parents jeunes et insouciants, à mille lieues de penser à leurs futurs rejetons, ne connaissant même pas encore celui ou celle sans qui ces derniers n’auraient jamais vu le jour, est un exercice mental quasi impossible pour de jeunes cervelles. Autant se représenter la quatrième dimension...C’est pour cela que ce texte me fait penser au film Retour vers le futur : devenu adolescent, le garçon rêve de se retrouver dans le passé, de s’y transformer en chevalier prêt à rendre justice à sa mère et ses amies.
Réactivation du complexe d’Œdipe au moment de la puberté ou croyance en un monde idéal où l’on servirait des collations bon marché aux jeunes filles en goguette ? Les élans de l’adolescence obéissent à des raisons mystérieuses...
L’auteur, lui, écrit bien longtemps après ces années de jeunesse, et sait ce que l’adolescent qu’il fut ignorait encore: qu’il commençait le chemin où les trajectoires s’inversent, que plus tard, bien plus tard, il serait réellement le protecteur de sa mère. Et que celle-ci serait peut-être en proie à des difficultés bien plus graves qu’un goûter trop cher payé...