11/01/2015

L’obscur ennemi qui nous ronge le cœur…

Martine Besset

"Cinquante-cinq ans après"   (Sean bhean bhocht)


Elle jeta un dernier coup d’œil à sa messagerie avant de fermer son ordinateur, lassée à l’avance de tous ces messages publicitaires qui devaient l’y attendre, quand un nom d’expéditeur se détacha de la liste, et la laissa muette de saisissement : celui de, comment fallait-il dire ? Un flirt ? Non, cela avait été plus sérieux… Un amant ? Ah non, cela n’était pas allé aussi loin… Un amoureux, alors, va pour un amoureux, avec qui elle avait partagé quelques mois de ses dix-sept ans, avant que les parents, les études, l’éloignement géographique, mettent un terme à une relation de toutes façons vouée sans doute à ne pas durer.

Elle eut durant quelques secondes l’impression sidérante que par un mystère inexpliqué, aussi énorme qu’une brusque déchirure dans l’espace-temps, deux époques de sa vie venaient d'entrer en collision : cette idylle adolescente surgie du passé atterrissait d''un seul coup sans prévenir dans son existence de désormais sexagénaire. Il lui fallut un moment pour se rappeler le site sur lequel elle s’était inscrite, qui permettait des retrouvailles avec des gens perdus de vue depuis belle lurette, copains d’enfance ou condisciples de bancs d’école. Ainsi, il suffisait d’un clic sur un clavier pour que se matérialise soudain un personnage rendu flou par les années, pour que s’incarne un nom resté prisonnier d’un passé révolu !

Elle avait partagé avec ce garçon, enfin il fallait dire cet homme, forcément, quarante-cinq ans plus tard, des sentiments exaltés, des caresses intrépides, des lettres tendres, puis des adieux, des regrets, et leur histoire avait basculé dans le passé : elle était devenue un épisode qu’elle n’évoquait plus jamais, mais dont elle constatait que le souvenir, à peine venait-il d’être sollicité, était resté aussi frais et précis que si ce pan de vie s’était déroulé la veille…Elle ne pensait jamais à lui, avait connu depuis bien d’autres amours, avait parfois l’impression d’avoir vécu plusieurs vies en une, et pourtant, étrangement, ce nom sur l’écran la troublait plus que de raison.

Elle répondit au message, voulant d’abord s’assurer qu’il n’y avait pas d’erreur sur la personne : mais non, il s’agissait bien de lui, et il lui expliquait que, ayant tendance à penser beaucoup au passé,  pris d’un accès de nostalgie, il tentait de reprendre contact avec les personnes qui avaient compté dans sa vie. Il vivait dans une région éloignée de la sienne, mais constatait qu’elle habitait à peu de distance du lieu où résidait son frère : l’autorisait-elle à lui rendre visite à l’occasion d’un séjour chez ce dernier ?

Elle n’en ferma pas l’œil pendant trois nuits…Ce n’était pas de le revoir qui la troublait autant, mais de se revoir, elle. Se retrouver face à lui, c’était comme se retrouver dans la peau de la petite jeune fille qu’elle était à l’époque ; c’était comme si le destin lui offrait la possibilité d’être  à la fois cette jeune fille et la femme mûre qu’elle était maintenant, et de regarder avec ses yeux actuels celle qu’elle avait été. C’était l’inverse des serments qu’elle avait écrits dans son journal d’adolescente : que la femme adulte qu’elle serait un jour soit digne des rêves de ses quinze ans…Tout cela lui donnait une sorte de vertige.

Il lui avait proposé de l’emmener déjeuner en ville, mais elle était soumise pour quelques jours à un régime draconien en vue d’un examen médical, qui tombait on ne peut plus mal : car comment dire d’emblée à un ancien amoureux, qu’on revoit au bout de quarante-cinq ans, qu’on s’apprête à subir une coloscopie ? Il n’y avait pas plus glamour, comme retrouvailles! Elle l’avait donc invité chez elle et préparé le repas. Quand il sonna, elle ouvrit la porte à un monsieur bien mis, ni jeune ni vieux, dont le visage ne lui disait absolument rien, qui lui sourit amicalement, et lui dit en ouvrant les bras : « on se fait la bise ?». Se rappelant fugitivement ce qu’ils avaient fait ensemble quarante-cinq ans auparavant, elle estima qu’ils pouvaient sans risque se livrer à cette familiarité…Elle le présenta à son mari, que la situation semblait beaucoup amuser, et se lança courageusement dans une explication concernant son impossibilité à aller déjeuner à l’extérieur. Il comprit parfaitement : une coloscopie, il en avait subi plusieurs, il savait ce que c’était…L’avantage du troisième âge, c’est de pouvoir parler de ses misères corporelles en étant sûr d’être compris par ses contemporains…mais commencer une conversation quarante-cinq ans après en parlant de ses intestins, quelle pitié!

Le déjeuner fut malgré tout animé, amical et léger. Quelques souvenirs furent échangés, mais surtout des informations sur leurs existences respectives : mariages, enfants, professions…Après tout, le temps qu’ils avaient passé ensemble n’était qu’une infime partie de leurs vies. En l’écoutant, elle retrouvait passagèrement quelques-uns des traits de caractère qui l’avaient agacée autrefois ; elle se félicita intérieurement, elle qui était allergique à la chose militaire, de l’avoir échappée belle quand il lui montra sa photo en uniforme de l’armée de l’air; et elle se demanda à plusieurs reprises, en lui souriant aimablement, ce qui avait pu l’attirer chez cet homme-là…

La raison du sentiment bizarre qu’elle ressentait était qu’elle ne le reconnaissait absolument pas : elle constatait bien que c’était lui, aucun doute n’était possible, mais elle ne parvenait pas à superposer le souvenir du garçon de dix-neuf ans qu’elle avait aimé autrefois et le visage de cet homme banal qui déjeunait à sa table. Les deux images, quoi qu’elle fasse, ne coïncidaient pas.

Elle finit par comprendre que cette impression d’étrangeté ne venait pas de lui, mais d’elle. C’est elle qu’elle ne retrouvait pas. Cet homme-là, aujourd’hui, elle n’aurait aucune raison d’en tomber amoureuse. La jeune fille qui l’avait  aimé quarante-cinq ans auparavant n’existait plus : une femme qui pourtant avait été elle s’en souvenait encore, s’en souvenait même très bien, mais avec la conscience aiguë qu’elle n’existait plus que dans sa mémoire, et qu’une autre, qui était pourtant elle aussi, l’avait remplacée. Son passé lui apparaissait comme une suite de scènes, dans lesquelles elle jouait le rôle principal, mais  auxquelles elle se sentait aussi étrangère que s’il se fût agi des séquences d’un film. Elle se rappelait très bien une robe jaune qu’elle portait cet été-là : aujourd’hui, cette robe ne lui irait plus, il y aurait le même décalage entre ce vêtement d’adolescente et son corps actuel qu’entre la jeune fille d’alors et la femme de maintenant. Et cet intervalle était aussi infranchissable qu’un abîme : c’était celui qui la séparait de sa jeunesse à jamais enfuie.

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