04/12/2014

Sean bhean bhocht

Denis Mahaffey
Les larmes de la mère
(Le nom de Dieu)

On l’avait fait venir de Brisbane en Australie, le vieux camarade de régiment, tous frais payés et trois nuits dans un grand hôtel. Mais ça ce serait le soir.

Le matin, elle racle une carotte avec son couteau. Les flocons ternes tombent sur les fanes, dans l’évier où elle l’avait rincée. Elle laisse se faire les gestes. Elle n’a qu’une chose en tête.
   
En haut, les fils font leurs bagages, et rangent ce qu’ils laisseront derrière eux. Ils gardent un air grave et triste devant leur mère, et même entre eux, car ils ont du mal à quitter la maison. Mais dans les bruyants déplacements de valises et cartons affleurent d’autres émois, la joie de prendre la route du grand monde, une faim à relever des défis, la crainte d’échouer, de rentrer battus.
   
Dans ce tumulte d’exultation, d’appréhension et de regret, leur mère poursuit ses occupations : faire à manger, apporter des restes aux poules, aller voir la brebis couchée dans l’herbe et qui ne survivra pas, nettoyer, répondre au téléphone. « Non, ils partent ce soir » dit-elle chaque fois, « Ah, c’est comme ça, qu’est-ce tu veux, il n’y a rien ici. » Les phrases sont ânonnées plus que dites, car elles n’ont rien d’original. Sa propre mère avait dit les mêmes choses aux voisins devant la porte, lorsque l’oncle s’en allait. Les jeunes partent faire leur vie ailleurs, les vieux vont sans eux vers la mort. Une chance si les enfants arrivent à temps pour pouvoir dire « Nous étions avec elle à la fin. »
   
Au fur et à mesure, les garçons descendent tout à la voiture. Les valises remplissent le coffre et le siège arrière ; le reste, la guitare de l’un, les raquettes de badminton de l’autre, des livres, sont dans un coffre de toit aux lignes aérodynamiques, acheté sur Internet mais à un étudiant à deux pas de là.
   
Ils déjeunent à midi en silence. Les garçons mangent tout ce que leur mère met dans leur assiette ; elle fait semblant sans convaincre.
   
L’après-midi ils entreprennent la tournée obligée des voisins. L’aîné, sa mère le sait, cachera son incertitude sous une bonhomie goguenarde ; le cadet est plus renfermé, mais sait se confier à elle. Cela lui manquera ; à elle aussi. Le couple à côté parlera de « revenir avec de jolies épouses, n’est-ce pas ». Le vieux célibataire en face ne ratera pas l’occasion : « Eh, vous n’allez pas vous ennuyer avec toutes ces beautés ! Est-ce que c’est vrai que chez les Chinoises c’est placé d’est en ouest, non pas du nord au sud ? »
   
Ils rentrent plus tôt que prévu. Le temps aurait manqué pour le dernier verre avec leurs amis. Elle les soupçonne d’avoir évité les taquineries féroces par lesquelles les autres auraient mis les relations en veille.
   
Elle sait qu’en partant, ses fils perdront ce qu’ils ont partagé avec elle, le sentiment d’appartenir. Ils ne le retrouveront pas ailleurs. Sans doute leurs enfants, qui seront alors eux les exilés sans retour.
   
Ils s’estiment soudain en retard et, pour ne pas rater le ferry de nuit, se mettent précipitamment en voiture, oubliant presque de prendre congé. A vrai dire elle s’y était préparée. Elle touche le bras du conducteur. « Dieu soit avec vous. » Il la regarde : « On reviendra pour Noël si on peut. »
   
Elle accompagne la voiture avec les chiens jusqu’au premier carrefour, là ou le chemin de la ferme traverse la route, formant une croix sur la plaine. La voiture part, les chiens la coursent dans une furie d’aboiements. Un bras sort côté passager, puis se retire. Dans la brume qui obscurcit vite les feux arrière, on dirait un corbillard de fortune, le cercueil sur le toit. Les chiens reviennent, leur travail fait.
   
Le soir, dans la solitude qui sera désormais son intime, assise devant la télévision, grattant la tête de la chienne posée sur son genou, elle se sent au bord d’un gouffre, mais se retient par habitude, par prudence, par tradition. Seulement une fugace chaleur lui monte au visage lorsque la musique s’enfle, et qu’à l’écran un ancien militaire est réuni, après cinquante-cinq ans, avec son camarade de régiment émigré en Australie.

Sean bhean bhocht, « pauvre vieille femme » en gaélique, un des noms mythiques de l’Irlande.

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