Martine Besset
Au commencement, Dieu ne savait pas qu’il s’appelait Dieu. C’était juste un nom, comme ceux de ses copains qui s’appelaient Dumont ou Kateb, ou celui par lequel les voisins désignaient ses parents, monsieur Dieu, madame Dieu, que lui appelait papa et maman. Chez lui, le dimanche matin, on ne fréquentait pas les églises, réputées droguer le peuple, mais on vendait l’Huma sur le marché. Il n’entendait prononcer le mot que lorsque son père s’écriait : « Mais nom de Dieu, tire ! qu’est-ce que t’attends ?», en regardant le foot à la télé, ou lorsque sa mère attendrie lui murmurait: "Tu es beau comme un dieu!" après avoir tracé la raie qui séparait ses cheveux, ce qui les faisait pouffer tous les deux . Dieu, c’était un nom, c’est tout, entendu surtout à l’école, au moment de l’appel. Il était assez content d’ailleurs de sa position dans l’alphabet : en début de liste mais pas trop, son nom n’était pas celui sur qui le regard du maître tombait dès qu’il ouvrait son cahier, mais sa place dans le premier quart lui assurait de jouir rapidement du plaisir d’entendre les autres, affligés de patronymes commençant par des lettres plus lointaines, bafouiller leurs tables de multiplication quand lui en était débarrassé. Bref, son nom lui convenait, et n’induisait chez lui aucun rejet bêtement anticlérical, ni encore moins aucun orgueil démesuré.
Le soupçon qu’il portait un nom pas tout à fait comme les autres l’effleura vaguement, un jour où, en classe, le maître réprimanda sèchement son voisin, accusé de faire du bruit. Le voisin, un sournois, répondit d’un air angélique : « C’est pas moi, m’sieur, c’est Dieu », et déclencha les ricanements de toute la classe. Le maître gronda : « Alors, Dieu, on fait le malin ? », secrètement content de la subtilité de sa remarque, qui fut pourtant totalement incomprise par la totalité de ses élèves. Mais Dieu oublia vite ce malaise qui l’avait troublé quelques secondes.
Dieu grandit de façon banale, eut une adolescence ordinaire, sortit du lycée sans difficulté mais sans éclat. Le seul événement marquant de cette période fut l’effondrement du bloc communiste : non qu’il en regrettât, comme ses parents, la disparition, mais il allait lui falloir s’habituer à un nouvel ordre du monde, et cela lui était douloureux. Il choisit ensuite tout naturellement de s’engager dans des études de droit, et son diplôme en poche, fut embauché comme clerc dans une étude d’huissier. Il éprouvait un plaisir certain à rédiger des actes, à classer des dossiers, à ranger des archives : cela lui donnait l’impression de ranger un peu le monde autour de lui, d’être pour quelque chose dans l’ordre de l’univers. Il œuvrait pourtant dans un local sans âme, un bureau obscur dans lequel il devait allumer les lampes toute la journée, et que n’égayait nul tableau aux murs, envahis d’étagères bourrées de paperasses, nulle fleur dans un vase, Dieu n’ayant jamais pris conscience de leur existence. Loin de l’attrister, ces conditions déprimantes le stimulaient : on travaille, mieux, pensait-il, quand rien ne vient vous distraire, et il y a davantage de mérite à vivre dans le dénuement lorsque l’on s’occupe des autres. Dieu était en effet persuadé que son emploi relevait du sacerdoce, et que son statut d’officier de justice le mettait d’emblée du côté de ceux qui, se consacrant au bonheur d’autrui, devaient s’obliger à la vertu. Adopter une position un peu sacrificielle lui paraissait de ce point de vue le meilleur choix possible.
Sa période d’essai terminée, son patron l’envoya, comme il disait, sur le terrain : c’est-à-dire qu’il devait aller sonner chez des particuliers et les mettre en demeure de payer leurs dettes, fort qu’il était des demandes en bonne et due forme de leurs créanciers. Il s’agissait la plupart du temps de malheureux ayant perdu leur emploi, se débattant dans la gestion d’un budget réduit à une peau de chagrin, se demandant comment ils allaient tenir jusqu’à la fin du mois, même en ne servant à leurs enfants de la viande qu’une fois par semaine. Dieu débarquait chez eux, était invité à entrer dans un intérieur minable où le poste de télévision, qu'il s'apprêtait à saisir, fonctionnait à temps plein, et sortait de sa sacoche une liasse de lettres de rappel. Raide comme la justice, il ne voyait pas les larmes de la mère, n’entendait pas les pleurs du bébé, était indifférent à la colère du père : il faisait son travail, les dettes étaient destinées à être payées, et les vaches seraient bien gardées. Il rentrait à l’étude avec le sentiment du devoir accompli, rédigeait ses rapports dans son bureau mal chauffé, puis rentrait chez lui, où le décor n’était guère plus riant que celui de son local professionnel.
Au commencement, Dieu ne savait pas qu’il s’appelait Dieu. C’était juste un nom, comme ceux de ses copains qui s’appelaient Dumont ou Kateb, ou celui par lequel les voisins désignaient ses parents, monsieur Dieu, madame Dieu, que lui appelait papa et maman. Chez lui, le dimanche matin, on ne fréquentait pas les églises, réputées droguer le peuple, mais on vendait l’Huma sur le marché. Il n’entendait prononcer le mot que lorsque son père s’écriait : « Mais nom de Dieu, tire ! qu’est-ce que t’attends ?», en regardant le foot à la télé, ou lorsque sa mère attendrie lui murmurait: "Tu es beau comme un dieu!" après avoir tracé la raie qui séparait ses cheveux, ce qui les faisait pouffer tous les deux . Dieu, c’était un nom, c’est tout, entendu surtout à l’école, au moment de l’appel. Il était assez content d’ailleurs de sa position dans l’alphabet : en début de liste mais pas trop, son nom n’était pas celui sur qui le regard du maître tombait dès qu’il ouvrait son cahier, mais sa place dans le premier quart lui assurait de jouir rapidement du plaisir d’entendre les autres, affligés de patronymes commençant par des lettres plus lointaines, bafouiller leurs tables de multiplication quand lui en était débarrassé. Bref, son nom lui convenait, et n’induisait chez lui aucun rejet bêtement anticlérical, ni encore moins aucun orgueil démesuré.
Le soupçon qu’il portait un nom pas tout à fait comme les autres l’effleura vaguement, un jour où, en classe, le maître réprimanda sèchement son voisin, accusé de faire du bruit. Le voisin, un sournois, répondit d’un air angélique : « C’est pas moi, m’sieur, c’est Dieu », et déclencha les ricanements de toute la classe. Le maître gronda : « Alors, Dieu, on fait le malin ? », secrètement content de la subtilité de sa remarque, qui fut pourtant totalement incomprise par la totalité de ses élèves. Mais Dieu oublia vite ce malaise qui l’avait troublé quelques secondes.
Dieu grandit de façon banale, eut une adolescence ordinaire, sortit du lycée sans difficulté mais sans éclat. Le seul événement marquant de cette période fut l’effondrement du bloc communiste : non qu’il en regrettât, comme ses parents, la disparition, mais il allait lui falloir s’habituer à un nouvel ordre du monde, et cela lui était douloureux. Il choisit ensuite tout naturellement de s’engager dans des études de droit, et son diplôme en poche, fut embauché comme clerc dans une étude d’huissier. Il éprouvait un plaisir certain à rédiger des actes, à classer des dossiers, à ranger des archives : cela lui donnait l’impression de ranger un peu le monde autour de lui, d’être pour quelque chose dans l’ordre de l’univers. Il œuvrait pourtant dans un local sans âme, un bureau obscur dans lequel il devait allumer les lampes toute la journée, et que n’égayait nul tableau aux murs, envahis d’étagères bourrées de paperasses, nulle fleur dans un vase, Dieu n’ayant jamais pris conscience de leur existence. Loin de l’attrister, ces conditions déprimantes le stimulaient : on travaille, mieux, pensait-il, quand rien ne vient vous distraire, et il y a davantage de mérite à vivre dans le dénuement lorsque l’on s’occupe des autres. Dieu était en effet persuadé que son emploi relevait du sacerdoce, et que son statut d’officier de justice le mettait d’emblée du côté de ceux qui, se consacrant au bonheur d’autrui, devaient s’obliger à la vertu. Adopter une position un peu sacrificielle lui paraissait de ce point de vue le meilleur choix possible.
Sa période d’essai terminée, son patron l’envoya, comme il disait, sur le terrain : c’est-à-dire qu’il devait aller sonner chez des particuliers et les mettre en demeure de payer leurs dettes, fort qu’il était des demandes en bonne et due forme de leurs créanciers. Il s’agissait la plupart du temps de malheureux ayant perdu leur emploi, se débattant dans la gestion d’un budget réduit à une peau de chagrin, se demandant comment ils allaient tenir jusqu’à la fin du mois, même en ne servant à leurs enfants de la viande qu’une fois par semaine. Dieu débarquait chez eux, était invité à entrer dans un intérieur minable où le poste de télévision, qu'il s'apprêtait à saisir, fonctionnait à temps plein, et sortait de sa sacoche une liasse de lettres de rappel. Raide comme la justice, il ne voyait pas les larmes de la mère, n’entendait pas les pleurs du bébé, était indifférent à la colère du père : il faisait son travail, les dettes étaient destinées à être payées, et les vaches seraient bien gardées. Il rentrait à l’étude avec le sentiment du devoir accompli, rédigeait ses rapports dans son bureau mal chauffé, puis rentrait chez lui, où le décor n’était guère plus riant que celui de son local professionnel.
En dehors de son travail, la vie de Dieu était régulière, sans fantaisie ni imprévu. Il ne se maria jamais, et on ne lui connut aucune relation amoureuse : il donnait l’impression de s’être corseté dans une carapace qui lui épargnait tout désir. A la mort de ses parents, qu’il pleura plus que de raison, il hérita de la maison de son enfance, où il vécut tout le reste de sa vie, dans les meubles et les objets qui l’avaient vu grandir, et à quoi il ne changea rien. Il y faisait méticuleusement le ménage tous les dimanches matin, et consacrait ses jours de congé à vérifier ses comptes, ou à consigner dans des cahiers les remarques que lui inspirait son travail : il s’était lancé dans une sorte de classification des différents types de dettes et d’endettés, à l’aide de tableaux compliqués établis selon le degré de pertinence de plusieurs critères psychosociologiques. Cette taxonomie, qui occupa agréablement sa retraite, avait surtout pour fonction de répondre à un besoin d’ordre et de classement dont la satisfaction le rendait heureux, ou en tout cas le soulageait de ce douloureux sentiment de manque qu’une répartition défectueuse des êtres et des objets engendrait immanquablement chez lui. Il lui arriva d’ailleurs à plusieurs reprises, toujours dans le souci de contribuer à remettre de l’harmonie, si relative fût-elle, dans un chaos, si dérisoire fût-il, de s’intéresser aux activités de quelques groupes réunis par la passion de la classification: philatélistes, bibliophiles spécialisés dans les index, amateurs de puzzles, savants versés dans les catalogues et les répertoires.
Il se fit ainsi quelques amis qui ne tarissaient pas d’éloges sur les qualités de Dieu : sa rigueur intellectuelle et morale, son souci de la précision et de l’ordre, qui prévalaient chez lui sur toute autre espèce de considération, en particulier affective. Un homme sérieux, avec qui il est agréable de travailler, disaient-ils, qui ne s’éparpille pas en vaines distractions, qui respecte les hiérarchies naturelles, et ne cherche pas à pervertir l’ordre établi. Un peu rigide, parfois, avec une tendance à faire la leçon à tout le monde : mais, bon, quand on s’appelle Dieu, ajoutaient ceux, peu nombreux, qui avaient gardé un peu de sens de l’humour. Une sorte de saint, finalement, leur arrivait-il de chuchoter…
Dieu mourut assez âgé, un peu bêtement quoique d’une mort digne de lui : une bibliothèque entièrement consacrée aux nomenclatures alphabétiques des annuaires s’effondra sur lui. Son existence avait sans doute manqué de la grandeur attachée à son nom. Il n’empêche que ses quelques amis, ses rares relations, s’informèrent mutuellement de son trépas avec des accents nietzschéens. La mort de Dieu, en délogeant une infime pièce du grand puzzle universel, venait encore une fois déranger un ordre qui avait été sa raison d’être, et auquel il ne pourrait plus rien améliorer.
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